Mexique : entre liberté d'expression et répression

16 Novembre 2015



Dans un pays où le gouvernement s'est plusieurs fois montré répressif, il peut être risqué de faire usage de sa liberté d'expression. Un étudiant mexicain d'une vingtaine d'années, victime de répression, en témoigne pour le Journal International.


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Chaque année, le soir du 15 septembre, des rassemblements ont lieu dans tout le Mexique pour fêter l'indépendance du pays. Le Zocalo, la place centrale de la capitale de Mexico, reçoit pour l'occasion le président. Dans son discours, celui-ci rend hommage aux grands héros mexicains considérés comme pères de la patrie et de l'indépendance. Cette année, comme la précédente, des messages ont circulé sur les réseaux sociaux pour appeler les citoyens à ne pas se rendre au Zocalo. Le but était que la place centrale, laissée vide, fasse comprendre au président Enrique Peña Nieto le désaccord de la majorité des Mexicains.

Pour ne pas laisser transparaître cette impopularité, le gouvernement a choisi d'inviter un groupe de musique très apprécié afin d'attirer plus de monde sur la place. Comme l'an dernier, le gouvernement a également soudoyé certains citoyens en échange de leur présence. Rodrigo, 23 ans, étudiant en droit à l'Université Autonome Métropolitaine du Mexique, confirme : « Les gens qui sont là ont pour la majorité reçu une compensation économique de l’État. Ce sont des gens qui méconnaissent la politique et qui sont particulièrement démunis. Le gouvernement peut leur offrir un radiateur, un frigidaire, un lavabo, quelques billets de bus… parfois seul un sandwich peut suffire ».

Le jeune homme poursuit : « Pour les autorités, c'est facile, ils ont des représentants dans toutes les municipalités qui ont eux mêmes des indicateurs pour chaque quartier. Ils connaissent tout le monde, ils peuvent recenser les habitants et payer les gens dans le besoin. C'est assez habituel, ils font la même chose pour les élections, mais à une plus grande échelle, cela va de soi ». Malgré cette corruption, une minorité de citoyens a tout de même choisi de se rendre au Zocalo et de profiter de la médiatisation de l’événement pour protester publiquement. Manifester, c'est justement ce qu'ont fait six étudiants, dont Rodrigo et Pedro. Quelques jours après le rassemblement, ils ont fait part au Journal International de ce qu'ils ont vécu cette nuit-là.

Six étudiants osent passer à l'action

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Dans un pays où le président fait parfois preuve d'une forte autorité avec ses citoyens, il n'est pas évident de dire tout haut ce que l'on pense tout bas. Ces six étudiants ont osé se lancer, malgré les risques que leurs protestations engendraient. Luisa, seule fille parmi les six jeunes, réprimande sévèrement : « nous sommes en désaccord avec ce gouvernement qui assassine tous les jours des étudiants, des femmes et des enfants. Il les assassine par la faim, par manque de soins médicaux ! ». Rodrigo explique, « nous étions six jeunes d'une vingtaine d'années. Nous avions décidé de manifester environ trois semaines avant la date du 15 septembre, pour autant, nous n'étions pas très organisés ». Les étudiants avaient confectionné, chez eux, six pancartes sur lesquelles apparaissaient les syllabes, « Pe-ña A-se-si-no », littéralement, « Peña Assassin » (du nom du président, ndlr). Outre la préparation de ce message très fort et osé, ils n'avaient rien prévu. Ils improviseraient sur place.

Aux alentours de 23h, le 15 septembre 2015, une barrière de policiers encerclait la place du Zocalo, afin de refuser l'entrée à tout potentiel fauteur de troubles. Après avoir franchi cette barrière humaine, pancartes dissimulées sous les vestes et non sans quelques battements de cœur, les six étudiants ont commencés à douter. « Certains de nous voulaient juste lever les pancartes quelques secondes et s'enfuir, d'autres étaient pour les brandir autant qu'on le pourrait », explique Pedro. Il ajoute ensuite : « Nous étions sûrs en tout cas de vouloir le faire pendant le discours, quand le président Peña serait au balcon. Il devait voir nos pancartes, c'était à lui que c'était destiné ! Nous voulions qu'il voit qu'on soutenait toutes les personnes enlevées par le gouvernement depuis des années ».

« C'était un moment très dur pour nous, parce que clairement, on connaissait le risque, on savait ce qui pouvait se passer. Nous connaissons la politique de Peña, nous savons que son gouvernement est répressif et qu'il s'est déjà montré violent. Ils ont enlevé 43 étudiants l'an dernier et on ne sait toujours pas où ils sont. C'est justement pour cela qu'on devait lever nos pancartes car c'est contre toute cette répression que nous voulions protester », se livre Rodrigo. La peur des six jeunes adultes était d'autant plus forte qu'ils savent que des policiers en civil sont dissimulés sur la place pour éviter d'éventuels « débordements ». Rodrigo affirme : « Il y en a partout ! Ce sont des gens comme toi et moi mais aux ordres du gouvernement ! ».

Il poursuit, « nous avions peur, nous ne savions pas s'il fallait brandir nos affiches puis nous avons soudain entendu des gens au fond de la place qui criaient, ' Fuera Peña ! Fuera Peña ! ', [« dehors Peña ! »]. A ce moment nous avons eu une bouffée d'air frais. Nous avons compris que nous n'étions pas tout seuls. S'il nous arrivait quelque chose, nous aurions des soutiens. Nous nous sommes regardés et avons levé nos pancartes ». Il est très difficile pour les jeunes étudiants, alors si effrayés, de savoir exactement combien de temps ils ont brandi les écriteaux - une ou deux minutes, peut être trois.

Après un « Vive Allende » de la part du président, la foule crie « Fuera Peña », c’est-à-dire « Dehors Peña ! Dehors Peña ! » plusieurs fois. On peut entendre quelqu’un crier « Asesino », ce qui signifie « assasin », puis les « Dehors Peña » reprennent.


« Eux, ça les a étonné parce qu'ils sont habitués à ce que tout se passe bien, comme dans un feuilleton de télé, les gens sont payés, ils crient « vive le président Peña » et ces images font le tour du monde. On les a surpris ! », confie Rodrigo. Rapidement, le tumulte s'est installé, un brouhaha s'est fait entendre. Au loin les gens s'écartaient pour que d'autres puissent se frayer un chemin jusqu'aux étudiants - « ils nous cherchaient parce qu'on avait levé les affiches ».

La fuite

Pedro explique comment les six compagnons ont vu les autorités se rapprocher d'eux : « rapidement on a vu qu'ils nous cherchaient, ils avaient des lampes de poches et ils venaient dans notre direction en fendant la foule. Nous avons vite jeté les pancartes par terre et nous sommes partis en courant ». Les étudiants ont donc pris la fuite, et tous se tenaient coudes serrés. C'était le mot d'ordre qu'ils s'étaient donnés quelques jours plus tôt : ne jamais se détacher, rester ensemble. Pedro était le dernier de la file, il était lié au reste du groupe avec un bras, et de l'autre brandissait son téléphone portable pour filmer toute la scène.

Malgré tous les cas de figures que les jeunes étudiants avaient anticipé et les mesures de sécurité sur lesquelles ils avaient pu se mettre d'accord, la panique et la peur les gagnaient. L'organisation minutieuse de leurs poursuivants permettait à ces derniers d'avoir une longueur d'avance. Rodrigo raconte : « Au début on croyait qu'ils nous poursuivaient, en fait non. Ils étaient en train de nous encercler et de nous orienter en direction de rues derrières la place. Quand on s'est rendu compte de cela, on a paniqué, nous étions déconnectés, nous ne savions plus quoi faire. À ce moment, nous avons perdu Pedro ».

Pedro explique : « comme je filmais, j'étais un peu moins bien tenu. Nous fuyions et nous sommes arrivés rue du 20 novembre. Ici, il y avait foule, tout le monde se bousculait pour pouvoir sortir de la place. Un pétard a explosé, c'est devenu la confusion totale, tout le monde s'est mis à courir. J'ai relevé la tête et j'ai vu cinq femmes imposantes se dresser entre mes amis et moi. Eux ont continué tout droit mais elles m'ont emmené par derrière. J'avais perdu les autres. Elles m'ont dirigé plus loin, dans des rues étroites derrière la place, là où il n'y avait personne. Au début ce n'était qu'elles, ensuite, d'autres personnes les ont rejointes. Ils m'ont tous éloigné de la place ».

Détenu illégalement

« Notre protestation a été légitime et pacifique. Nous avons perdu un de nos camarades. Les policiers nous poursuivent ». Capture d'écran Twitter
« Notre protestation a été légitime et pacifique. Nous avons perdu un de nos camarades. Les policiers nous poursuivent ». Capture d'écran Twitter

« Nous avons besoin de savoir où est notre compagnon Pedro, étudiant en cinquième semestre de droit ». Capture d'écran Twitter
« Nous avons besoin de savoir où est notre compagnon Pedro, étudiant en cinquième semestre de droit ». Capture d'écran Twitter

Pedro continue son récit. « Je ne savais pas qui étaient toutes ces personnes. Ils étaient tous en civil, tous les individus à qui j'ai eu affaire étaient en civil ». Le jeune garçon d'à peine plus de 20 ans a brusquement la voix nouée et peine à raconter ce qui lui est arrivé. C'était il y a moins d'une vingtaine de jours. C'est la première fois qu'il reparle de cette nuit-là. Il poursuit : « tout a été très vite, ils m'ont mis la tête en bas pour que je ne vois rien, ni leur tête, ni l'endroit où nous étions ». Pedro sentait son portable vibrer dans la poche de son jean mais il lui était impossible de l'atteindre, ses mains maintenues de force derrière son dos.

« À un moment, j'ai pu l'attraper et j'ai appelé Rodrigo, même pas 15 secondes. Je lui ai dit que cinq femmes m'avaient emmené, que je ne savais pas où j'étais et qu'on allait me prendre mon téléphone. Ensuite, elles m'ont arraché mon portable ».

« Ils ne lui ont pas laissé le temps de nous dire où ils l'amenaient. De ce fait il reste considéré comme disparu. Nous exigeons qu'on le présente sain et sauf. Immédiatement !» Capture d'écran Twitter
« Ils ne lui ont pas laissé le temps de nous dire où ils l'amenaient. De ce fait il reste considéré comme disparu. Nous exigeons qu'on le présente sain et sauf. Immédiatement !» Capture d'écran Twitter
video_ji_protesta.mp3 Vidéo JI Protesta.mp3  (253.38 Ko)

« Dis-nous ce qui se passe ! Il vient de me dire qu'ils l'emmènent la tête baissée, que ce sont 6 femmes qui l'emmènent ! Où est ce qu'ils t'amènent ? Ils viennent de raccrocher, c'est un ami à nous, ils viennent de l'emmener. Nous voulons qu'il soit relâché immédiatement. »

Cet appel, même de très courte durée, a beaucoup aidé les cinq autres étudiants. Dès lors, ils savaient que Pedro était dans une mauvaise posture. « Avant de faire cette action, j'avais contacté des citoyens très influents de la société civile. Je leur avais demandé de rester attentifs et prêts à nous aider si les choses tournaient mal. Suite à l'appel de Pedro, je les ai immédiatement prévenu, ils ont relayé l'information sur les réseaux sociaux et puisqu'ils sont très suivis sur internet, la disparition de Pedro s'est très vite diffusée », révèle Rodrigo.

« À l'avant-dernier appel, Pedro a dit qu'on l'emmenait avec cinq femmes, tête vers le bas. Au dernier appel, un autre gars a répondu ». Capture d'écran Twitter
« À l'avant-dernier appel, Pedro a dit qu'on l'emmenait avec cinq femmes, tête vers le bas. Au dernier appel, un autre gars a répondu ». Capture d'écran Twitter

Bien que Pedro se doutait que ses ravisseurs étaient au service du gouvernement, il n'a jamais su officiellement à qui il avait eu affaire. Sa détention n'a pas a été faite de manière légale et dans les règles de droit. « J'étais totalement déconnecté de tout, je ne savais pas où j'étais ni quelle heure il était. Je ne savais pas ce qu'ils allaient faire, combien de temps ils allaient me garder, jusqu'à quand ». Pedro n'a pas dévoilé beaucoup plus d'informations. Il a néanmoins ajouté que c'est dans une petite camionnette qu'il a été détenu. Ultérieurement, le Journal International a pu apprendre par Rodrigo que Pedro avait reçu des coups et avait été victime de maltraitances corporelles durant sa captivité. Il a également souffert d'agressions verbales et psychologiques à la suite de de violentes menaces. Il est encore aujourd'hui très traumatisé par ce qu'il a vécu.

Après environ six heures de détention, Pedro a été relâché. Ses ravisseurs l'ont fait monter dans une voiture, à nouveau les yeux bandés. Son portable a été jeté par la fenêtre du véhicule en marche après la suppression de tous les vidéos et clichés de la manifestation. L'automobile a continué encore une vingtaine de minutes puis s'est arrêtée. Pedro a été projeté en dehors de la voiture qui est ensuite partie sur le champ, le laissant là.

Après avoir retiré le bandeau de ses yeux, la panique s'est de nouveau emparée de lui. Il ne savait pas où il était, les rues étaient désertes. « J'avais peur de croiser quelqu'un, qui que cela aurait été, j'en aurais eu peur. J'ai essayé de marcher en sens inverse de la direction d'où venait la voiture. Je voulais refaire le trajet à l'envers pour retrouver mon portable qu'ils avaient jeté par la fenêtre, j'en avais besoin : je ne savais pas où j'étais ni quelle heure il était ». Au bout d'un certain temps, Pedro retrouva enfin son téléphone. Il était plus de 5h du matin. Le jeune homme a immédiatement appelé une personne de confiance pour venir le chercher avant de joindre Rodrigo.

Sain et sauf grâce aux réseaux sociaux

« Confirmation : Pedro est sauf, il est assez stressé et il a demandé à une amie proche de venir le chercher. Maintenant il ne veut voir personne et que personne ne lui téléphone. ». Capture d'écran Twitter
« Confirmation : Pedro est sauf, il est assez stressé et il a demandé à une amie proche de venir le chercher. Maintenant il ne veut voir personne et que personne ne lui téléphone. ». Capture d'écran Twitter
Dès que Rodrigo et les quatre autres étudiants se sont rendus compte de la disparition de Pedro, ils se sont mobilisés pour faire circuler l'information sur les réseaux sociaux. Les messages d'alertes se sont très vite répandus grâce aux nombreuses connexions et partages des utilisateurs du net. « La photo de Pedro s'est propagée et la nouvelle a fait le boum en quelques minutes ! » m'explique Rodrigo. « On savait que ça pouvait lui sauver la vie. Ils sont violents et répressifs mais pas idiots, ils savent très bien qu'avec autant de personnes au courant ils ne sont plus discrets. Cela les ralentit fortement, ils risquent de grosses complications politiques ». C'est donc depuis le métro, avec leur téléphone portable et un peu de 3G pour seule arme, que les cinq amis se sont attachés à faire le plus de pression médiatique possible.

La station de métro Hidalgo, proche de la place centrale, était un lieu stratégique pour les cinq jeunes gens. La quasi totalité de la foule partait en métro. La station était bondée, il ne pouvait rien leur arriver en restant ici. Plus tard, les étudiants se sont séparés en trois groupes et sont rentrés chez trois d'entre eux. « Il fallait qu'on rentre pour entretenir les médias », me confie Rodrigo. « Chez nous on a eu beaucoup de travail, on recevait beaucoup d'appels d'amis ou de la famille et on devait prévenir beaucoup de monde ! Sans compter que certains messages erronés apparaissaient sur les réseaux sociaux disant que Pedro allait bien et qu'il s'était juste perdu ! ».

« Durant tout ce temps, nous étions tous très mal, nerveux, stressés », se souvient Rodrigo. « Je me sentais horriblement mal, je ne connaissais pas Pedro depuis longtemps, j'avais peur pour ses parents, qu'est-ce que j'allais pouvoir leur dire ? Une quantité infinie de questions te traverse l'esprit ». Malgré leurs émotions, les jeunes gens ont continué, toute la nuit, à envoyer des messages et à entretenir les réseaux sociaux. « Je ne sais pas si on peut dire que tout ce buzz médiatique l'a sauvé car je ne sais pas s'ils étaient prêts à lui ôter la vie. C'est une possibilité… Ce qui est sûr et certain, c'est que sans toute cette diffusion, les conséquences pour Pedro auraient été bien pires ».

Leur récit permet d'appréhender plus en profondeur l'état de répression qui peut être présent au Mexique, où 43 étudiants sont toujours portés disparus depuis plus d'un an. Dans cette affaire, le gouvernement reste le principal suspect. Une professeure en relations internationales confie : « la répression dans notre pays est malheureusement facilitée par la présence d'autres imperfections de notre système, c'est plus simple d'enlever quelqu'un illégalement et de remettre ensuite la faute sur les mafias ou les narcotrafiquants ».

« C'était vraiment très très fort et je sais que je m'en souviendrai toute ma vie ». Pedro est aujourd'hui, plus d'un mois après son enlèvement, toujours traumatisé par les événements. Pour autant, il a depuis repris part à des mouvements sociaux et des manifestations. De nombreux citoyens, comme lui, sont convaincus qu'un meilleur système est possible pour leur pays. Pour eux, il est important de se mobiliser et de se faire entendre malgré les risques de cette lutte persistante.

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Justine Rodier
Etudiante en licence de Science Politique, j'ai toujours été curieuse de découvertes, ce qui me... En savoir plus sur cet auteur