No future without past

27 Septembre 2012



La crise européenne menace la culture. 950 archéologues grecs ont lancé un appel international, affirmant que sans passé il n'y a pas d'avenir possible.


« Nous luttons pour préserver la mémoire et les traces du passé car nous savons qu’un peuple privé de mémoire est condamné à refaire les mêmes erreurs, encore et encore. » Au début de l’été, 950 archéologues grecs lançaient un appel international pour alerter sur les pertes archéologiques liées à la baisse drastique du budget du Ministère de la Culture et du Tourisme. Ils concluaient leur appel sur cette sentence : « Une Europe sans mémoire est une Europe sans future ». D’Athènes à Pompéi, le même scénario est à voir.

Six mois plus tôt, le jeudi 22 Décembre dernier, la surintendance à l’archéologie en charge de Naples et Pompéi annonçait que l’un des piliers d’une pergola de la maison de Loreius Tiburtinus était tombé, probablement victime de la pluie et des fortes rafales de vent. Petit à petit, c’est toute la cité antique qui s’effondre. Mais le cataclysme qui menace aujourd’hui Pompéi n’est en rien semblable à l’éruption du Vésuve de l’an 79. Ce cataclysme-là ne menace pas une ville mais toute une civilisation. Et cette crise barbare a commencé son travail de sape en Grèce, le berceau de l’Europe. Au nom de la lutte contre la dette publique, les gouvernements du Vieux Continent ont érigé l’austérité en cause nationale, allant même jusqu’à accepter la présence de l’extrême droite au gouvernement en Grèce. Et lorsque le bateau chavire, on commence par jeter par dessus bord ce qui nous paraît, à tort, futile : la culture.

No future without past
La seconde mort de Pompéi est sans aucun doute le symbole le plus frappant de la régression générale du continent européen. La crise financière et économique s’est muée en une crise globale, touchant la totalité de la société et de ses institutions. Dans La Grande Régression, ouvrage paru en 2010, l’économiste Jacques Généreux précise : « Nous ne sommes pas confrontés à une crise, mais à une multitude de désastres affectant toutes les dimensions de la vie des sociétés et des êtres humains : l’économie, la finance, les écosystèmes, les rapports sociaux, la politique, la santé, l’équilibre psychique, la morale, les relations internationales… L’impressionnante conjonction de tous ces dérèglements n’est pas une coïncidence : ils font système, ils participent d’une sorte de marche arrière générale de la civilisation moderne. »

Ce constat pose une question plus profonde. Que vaut le plus/le mieux : l’accès aux marchés financiers ou à la culture ? Nos créanciers ou nos œuvres d’art ? Si la question vous paraît tendancieuse, c’est à dessein. La dette n’est pas qu’une affaire économique. Les crises de la dette ont des répercussions sur toute la société et menacent l’ordre social. C’est pourquoi déjà en 2400 avant Jésus-Christ, les dirigeants des cités-Etats de la Mésopotamie effaçaient régulièrement les dettes et évitaient ainsi l’esclavage à la famille du débiteur.

Le renoncement à la culture est un symptôme inquiétant de régression. Antonio Manfredi, directeur du musée d’art contemporain de Casoria, près de Naples, l’a bien compris lorsqu’il enflamme un tableau de Séverine Bourguignon – avec l’accord de l’artiste – pour protester contre les coupes budgétaires dans le domaine de la culture. Par ce geste brutal, il interroge les valeurs sur lesquelles sont fondées nos sociétés, nos modes d’organisation. Depuis les années 1970, on assiste à une tentative de désencastrement de l’économique : déréglementation, libéralisation, extension de la logique marchande. Le présupposé idéologique de toutes ces réformes est la représentation de l’Homme en tant qu’ homo oeconomicus, mu par la seule recherche de son intérêt personnel. Il s’agit là initialement d’une hypothèse comportementale. L’économiste John Stuart Mill s’était déjà en son temps senti contraint de préciser qu’ « aucun économiste n’[était] assez absurde pour penser que l’humanité se comporte ainsi, mais cette démarche est la démarche nécessaire à la science. » Peine perdue. Le sacre de l’homme égoïste a bien eu lieu, atomisant la société, déconstruisant les liens sociaux. L’échange marchand devait permettre une organisation optimale. Il a mené l’Europe au bord du gouffre. Faut-il sauver nos créanciers ou nos œuvres d’art? Dés lors, la question revêt une signification plus aiguë.

Que le gouvernement de Mario Monti ait décidé de sauver Pompéi de la ruine n’est qu’une goutte d’eau dans une politique d’austérité. Le « Grand projet Pompéi » de 105 millions d’euros – dont 42 octroyés par l’Union européenne –, ne saurait faire oublier la menace qui pèse sur les tableaux d’Antonio Manfredi, sur le Parthénon et tant d’autres œuvres. Symptôme aiguë de la crise, le sacrifice de la culture doit nous amener à repenser nos sociétés.

Concluons avec la philosophe Myriam Revault d’Allonnes qui rappelle que « le mot grec krisis signifie décision : c’est le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, qui permet à la fois le diagnostic, le pronostic et – éventuellement – l’issue, la sortie de crise. » Mais aujourd’hui, les paradigmes qui soutiennent la discipline économique (l’homme rationnel, l’autorégulation des marchés…) sont trop étroits pour effectuer un diagnostic et faire ainsi émerger des solutions. Nous restons donc là, au milieu du gué.

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Journaliste spécialiste des questions économiques. En savoir plus sur cet auteur