No : récit d'une situation politique

Colomba Poinsignon
9 Mars 2013



Avec force et subtilité, Pablo Larrain pose une question politique cruciale : faut-il défendre ses principes avant tout ou faire preuve, selon l'occasion, d'un pragmatisme éclairé ? Tout le récit explore cette question, en particulier le système de personnages mis en place.


Gabriel Garcia Bernal, dans "No"
Gabriel Garcia Bernal, dans "No"
No est sans aucun doute porté par Gabriel Garcia Bernal, tête d'affiche et acteur de plus en plus demandé, avec raison. Son jeu est excellent. Autour du personnage qu'il incarne, se construit un réseau de personnages, à l'image de la complexité de la situation politique de l'époque. Le Chili est à l'époque libéralisé économiquement, mais est toujours une dictature au niveau politique. René Saavedra est un jeune publicitaire, fils d'exilé, il a tout de même la protection de son patron (nécessaire dans un pays où on peut se faire arrêter n'importe quand) à l'évidence grâce à son talent. Un ami de sa famille, opposant socialiste à Pinochet, lui propose de faire la campagne du non à la continuation du mandat du dictateur. Cette campagne prend le parti de parler de la joie future en utilisant les codes de la publicité, et non de dénoncer les crimes de Pinochet en montrant des images de peur et de violence.

René ne semble pas au départ un homme de convictions. Il accepte par défaut parce qu'il est intrigué et peut-être pour être un peu rebelle, comme sa femme. Cette dernière est une opposante de la rue, presque toujours montrée à l'image en prison ou tabassée par la police (ce qui est suggéré, la violence n'est pas un motif omniprésent : la campagne de pub vise à promettre des lendemains meilleurs et non à rappeler les crimes passés et le film est à son image). On ne l'entend jamais exposer ses convictions de manière explicite. Tout est suggéré comme leur relation ambiguë, séparés mais très proches, liés par ce fils dont la présence calme traverse le film. On ne peut pour autant dire que Veronica est convaincue, quand René fait semblant. Il adore son fils, c'est flagrant, pourtant il n'arrêtera pas de concevoir la campagne de pub lorsque son fils est menacé. Il le met à l’abri chez Veronica, ce qui équivaut pour lui à un abandon.

Il est par contre certain que René Saavedra n'est pas un idéaliste qui se lance dans cette campagne à cause d'une idéologie forte et pré-établie. L'autre réalisateur de la pub fonctionne ainsi en contrepoint. Ce dernier veut toujours faire plus, dénoncer tout de manière absolue, même si cela ne fonctionne pas. Les scènes de choix des séquences pour la pub (entre celles humoristiques et celles dramatiques dénonçant la violence) sont parfois trop laborieuses, mais l'intensité de certains de leurs échanges montrent ce contraste entre l'idéaliste et le pragmatique. Et il est clair que sans la présence d'esprit de René, la campagne n'aurait pas fonctionné.

La complexité du personnage de René Saavedra et des enjeux de l'époque est encore approfondie par Lucho Guzmàn, patron de l'agence de pub. Lui aussi est doué, presque autant que René, et il est un peu le maître qui voit son élève lui échapper avec tendresse et amertume. Il défend le parti au pouvoir parce que c'est son intérêt, toutes ses relations lui assurent une protection. C'est donc en toute logique calculatrice qu'il s'engage dans la campagne du oui. Les deux hommes n'entrent pas pour autant en conflit et continuent de travailler ensemble sur d'autres projets. Tout en nuances, leur respect et admiration mutuels ne changent pas, comme en témoigne l'intervention de Lucho pour sortir Veronica de prison. De manière assez cynique, ils savent que la politique et la publicité ne sont que des idées qui passent et évoluent constamment.

Le leïtmotiv de René lors de ses présentations de publicités devant les clients est ainsi symptomatique de ce cynisme : « ce que vous allez voir est en lien avec le contexte social actuel du pays », puis il affirme que le Chili regarde vers son avenir. On identifie tout de suite un discours de publicitaire averti qui s'adresse à des clients désireux d'être à la page, de plein pied dans la modernité. Lorsqu'il le prononce à propos de la campagne du non, on comprend qu'une partie des idéaux des opposants va être sacrifiée pour la « bonne cause ». C'est en effet ce que signifie ce leitmotiv : ce n'est peut-être pas exactement ce que vous vouliez dire, mais nous savons que c'est ce qu'il faut faire pour que les gens regardent et entendent votre message. Un des opposants s'insurge ainsi devant le parti pris joyeux de la pub pour le non. Il considère que cela fera oublier tous les crimes de Pinochet et que la pub occulte la souffrance des gens. Nous savons qu'il n'a pas entièrement tort, puisque Pinochet est resté longtemps encore à des postes clés du pouvoir et est mort avant d'être jugé, injustice dont Pablo Larrain est conscient.

Ce cynisme est en effet aussi celui du réalisateur lui-même. Il a choisi de tourner avec une caméra des années 1980 qui produit la même image que la publicité d'origine. La volonté explicite de Larrain était d'abolir la distance entre l'aspect historique, presque documentaire, et la fiction (les personnages ne sont pas tous véridiques). Peut-être de manière inconsciente, ce choix a une portée encore plus grande, pour aller questionner le pouvoir des images. Chaque spectateur contemporain est choqué par les couleurs saturées, les forts contre-jours, d'autant plus que la caméra est mouvante. Le cinéphile averti sera agacé par cette énième tentative de « faire documentaire, faire vrai » en privant la caméra d'un pied fixe. Le spectateur qui ne s'embarrasse pas de ces préjugés sera embêté de ne pas voir correctement tous les personnages, d'être aveuglé par une lumière trop forte puis trop sombre.

Mais les uns comme les autres, nous sommes pris à notre propre piège. Larrain remue le passé également pour nous montrer que nous sommes conditionnés par un certain type d'images, faites pour nous, de façon à ne pas nous choquer ou nous déranger. René Saavedra et les « vrais » publicitaires de la campagne du non avaient habilement compris que les Chiliens en avaient marre d'avoir peur,  qu'ils seraient plus réceptifs à un langage apaisé de la joie, rappelant les publicités américaines, symboles de modernité et d'aisance. Comme le dit le slogan, la joie est arrivée au Chili, comme en témoignent les scènes de liesse de la fin. Mais à quel prix ?

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