Opération Triton : l’Europe s’aveugle sur la réalité de l’immigration

Judith Eisinger
20 Avril 2015



Dès le 1er novembre 2014, la surveillance de la Méditerranée est dans les mains de l’organisation européenne Triton qui continue le travail de l’opération italienne Mare Nostrum. Ce prédécesseur était une réaction spontanée à un naufrage près de Lampedusa et avait par conséquent un but humanitaire. Qu’est devenue l’opération de sauvetage ? Par la création de Triton, l’Europe a-t-elle trouvé la bonne réponse à la question de l’immigration clandestine ?


Crédits forumrefugies.org
Crédits forumrefugies.org
Le gouvernement italien crée Mare Nostrum en octobre 2013, quand un navire de migrants chavire près de l’île de Lampedusa ; à cause de cette catastrophe meurent presque 400 personnes. L’opération, fondée quelques jours après, vise à surveiller la Méditerranée entre la côte Est de la Tunisie et les côtes Sud d’Italie. Des navires croisent la mer à toute heure, des hélicoptères et même un drone sont mobilisés pour prévenir une autre tragédie.

Jusqu’à la fin de la mission en octobre 2014, la marine italienne sauve plus de 150 000 hommes. Il n’empêche qu’entre 2000 et 3000 migrants se noient ou disparaissent dans ce corridor de la Méditerranée. Pour contribuer aux coûts énormes de cette opération, l’Italie s’adresse à l’Union européenne, mais l’Union refuse les revendications. Le seul pays à envoyer de l’aide est la Slovénie. Les autres nations voient Mare Nostrum comme une invitation à l’immigration illégale et ne veulent pas le soutenir.

Finalement, un an après la fondation de Mare Nostrum, l’Europe assume l’opération. Sous le nom de Triton et en coopération avec l’agence pour la sécurité et les frontières extérieures Frontex, vingt pays européens mettent à disposition des hommes et de l’équipement pour l’opération. Plusieurs nations ont promis des aides supérieures à l’engagement obligatoire. Triton est coordonné par Frontex, mais le commandement reste dans les mains de l’Italie. Qu’est-ce qui change, autre que le nom ?

Le budget réduit, le personnel diminué

Le changement le plus drastique est certainement financier : comparé au budget de neuf millions d'euros par mois, mobilisé par l’Italie pour Mare Nostrum, la somme de trois millions d'euros prévus pour Triton semble très serrée. Pour cette raison, mais pas seulement, les ONG tirent la sonnette d’alarme. Amnesty International est une des associations qui a applaudi Mare Nostrum, mais qui critique la carence de son successeur : le personnel a réduit à une partie minimale l’équipe originale, et juste un tiers du nombre de navires est encore disponible. Selon Izabella Cooper, la porte-parole de Frontex, le but n’est pas de remplacer l’Italie, mais de la soutenir. Vu les chiffres, ce soutien égale une réduction.

Une autre différence entre les deux opérations est leur terrain d’action : pendant que l’objectif humanitaire menait les navires de Mare Nostrum jusqu’aux côtes de la Libye, l’équipe de Triton est limitée aux frontières de l’espace Schengen – à seulement quelques kilomètres de la côte italienne. Pourtant Izabella Cooper confirme qu’« en cas de recherche ou de sauvetage, ils ne laisseront personne dans la mer. »
Crédits F. Malavolta / AP
Crédits F. Malavolta / AP

Du sauvetage à la surveillance

Vu les contraintes logistiques et légales, la question se pose si la transition de Mare Nostrum à Triton n’implique pas aussi une transition de sauvetage à surveillance. La protection des vies humaines est passée au second plan, derrière la protection de l’Europe contre le nombre croissant d’immigrants. Sans réfléchir aux conséquences, le pas en arrière est fait : L’Europe s’aveugle sur le fait que la migration ne peut pas être arrêtée par des lois.

Dans la discussion politique, les pays européens parlent de l’impossibilité d’accueillir les migrants : « La Suisse n’a pas à porter seule le poids de la misère du monde », écrit Pascal Décaillet de la Tribune de Genève, sur le fait que son pays doive accueillir 100 000 réfugiés syriens. Il semble avoir oublié que le Liban en enregistre un million, égal à un quart de la population. Le rejet du journaliste est juste un exemple d'un des problèmes centraux dans le débat de l’immigration en Europe : la croyance de mettre fin à la question en refusant les immigrés. Mais, comme son collègue de la Tribune, Pierre Jenni constate : « Rien n’empêchera jamais quelqu’un qui n’a pas d’autre choix que de quitter son pays. » C’est-à-dire que tant qu’il y aura des pays en situation de guerre, famine ou tyrannie, il y aura de la migration. Si l’Europe persiste dans son refus des immigrés, elle persiste dans un refus de la réalité : c’est du temps perdu de croire pouvoir arrêter l’immigration une fois pour toutes.

Des nouvelles voies pour la migration légale

On gaspille de l’énergie dans des discussions infinies sur la distribution des immigrés aux pays européens. Cette énergie que nous investissons dans le combat de l’immigration serait mieux investie dans la lutte contre les passeurs. Ils gagnent des sommes gigantesques grâce aux lois protectives de l’UE, mais des nouvelles représentations diplomatiques peuvent venir contrer leur commerce. Ainsi, les visas d’entrée sont accordés directement dans les pays d’origine. La mission suivante est une répartition régulière des migrants sur les pays d’Europe, respectant les souhaits des individus et mettant fin à la contrainte de faire la demande d’asile dans le premier pays d'accueil.

Le Haut-Commissariat pour les réfugiés suggère la recherche de nouvelles voies pour la migration légale. Nous pouvons commencer par l’accepter comme réalité de notre temps.

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