Poutine : le point de non-retour

Anastasia Apukhtina
1 Mars 2013



Après un soulèvement populaire massif, la société russe semble être retombée dans l'apathie. Quel avenir pour le peuple russe ? Et quel bilan faire du troisième mandat du président Vladimir Poutine après quelques mois en poste ? Ce sont les questions que notre journaliste a posées aux Russes.


Poutine : le point de non-retour
« Un printemps russe en plein hiver », « La Russie de Poutine risque-t-elle une nouvelle révolution ? », « Poutine craint un printemps russe ». En décembre 2011, cette thématique avait été lancée dans toute la presse française, après une série de manifestations suite aux élections législatives russes du 4 décembre 2011. Suspectés de fraudes massives, les résultats ont engendré plusieurs manifestations à Moscou et à Saint-Pétersbourg contre le parti principal, Russie unie, et la politique de Poutine.
 
Depuis, les manifestations ont lieu presque chaque mois, touchant de plus en plus de villes. La « marche des millions » organisée à Moscou le 6 mai 2012 peut être considérée comme une culmination des vagues des manifestations : très agressive, elle a été suivi par des arrestations de centaines de personnes et d'une série de procès ouverts contre les protestataires.
 
Pour l'instant, l’expérience montre que l'expression « printemps russe » était un peu forte – la révolution n'a pas eu lieu, les mêmes personnes sont au pouvoir, et le nombre des participants dans des manifestations commence à diminuer. Au lieu de l'appeler « révolution », on préfère utiliser la notion de « mouvement protestataire ».
 
Néanmoins, les changements dans la société ont eu lieu. Cela fait un an que Vladimir Poutine occupe son poste, depuis son réélection inévitable le 4 mars 2012 – une réélection qui a été aussi caractérisée par des fraudes électorales. Un peu plus d’un an après, quel bilan faire du nouveau mandat Poutine ?

Jusqu'à satiété

Il est assez facile d'ignorer les défauts de l'autorité quand ils ne nous concernent pas directement. « Après nous, le déluge », une expression qui caractérise bien le mode de pensée d'un Russe typique : il ne s'intéresse pas trop à la politique et préfère s'occuper de sa propre vie. Optimiste, Olya, 22 ans, reste sceptique sur l'intérêt que les Russes portent à la politique : « Bien que les manifestations se soient lentement calmées cette année quelque chose a vraiment changé. La politique est devenue le sujet le plus discuté, les jeunes ont commencé à participer plus activement aux différentes élections, et dans la presse on a levé le tabou sur les noms des leaders de l'opposition. Mais en général, ce trait russe persiste : les gens sont occupés dans leur famille, leur travail et leurs problèmes. Ils ne croient pas que leur voix puisse faire la différence dans un pays aussi vaste. Ils ont appris à se sentir très bien en s'adaptant aux différents régimes politiques. »

Les Russes considèrent surtout qu'ils ne peuvent guère influencer la verticale de l'autorité et changer les décisions qui sont prises "là-haut". « On a le sentiment que tout le monde est déjà un peu fatigué de toutes les manifestations et les meetings. Il n'y a pas de nouveaux membres dans le mouvement protestataire, et les anciens commencent à nous ennuyer, déplore Igor, jeune employé d'une agence publicitaire. Depuis longtemps, j'ai cessé d'être intéressé par la politique. Je suis les événements majeurs sur Twitter. Pour moi, il est important de pouvoir encore faire du business en Russie, en particulier dans le domaine des IT et du e-commerce – là où les forces de sécurité et les escrocs du parti n'ont pas encore accès. »

Les Russes, même les moins intéressés par la politique, semblent toutefois avoir atteint un point de non-retour : à trop voir d'injustices, on finit par ne plus pouvoir les ignorer. Il y a trois ans, peu de gens connaissaient l'histoire de Sergueï Magnitski, un juriste mort en prison à la suite de mauvais traitements. Maintenant, la population est au courant des violences dans les sections de police, qui  causent parfois des morts. Cette histoire semble mettre en lumière la politique du chiffre qui affecte la police russe : il s'agit de désigner un coupable, pas de le trouver.

Les arrestations qui ont suivi les manifestations du 6 mai et l'affaire des Pussy Riots dénoncent la venalité des juges dans une affaire politique – d'autant que chaque affaire peut devenir politique si les intérêts d'un fonctionnaire ou si l'image de l'Etat sont en jeu. « La performance des Pussy Riot a été un signal aux représentants de l'Eglise, qui ont commencé à promouvoir vigoureusement une vision du monde religieuse et à la fixer au niveau législatif, sans tenir compte de la Constitution qui décrit le Fédération de Russie comme un Etat laïc, explique Maxim, journaliste free-lance de 28 ans, vivant à Perm. Le président Poutine s'est lui-même prononcé pour la défense des valeurs traditionnelles russes. Les Pussy Riot ont le mérite de revéler cette essence hypocrite et moralisatrice qui se cachait derrière le masque de l'Eglise orthodoxe russe et son administration. »

Le danger est devenu plus proche, donc plus réel. Les nouvelles lois (contre les ONG étrangères, pour le contrôle d'Internet, etc.) impliquent tout le monde. Même les gens qui ne s'intéressent pas à la politique s'indignent. Igor explique : « Presque rien n'a changé, sauf que la Douma est devenue une machine à faire des lois, chacune plus folle que la précédente, estampillée à la vitesse de la lumière. Il semble difficile de surprendre le peuple russe, mais les députés y arrivent ! »

En décembre 2011, la population, fatiguée de se sentir trompée par le régime, a commencé à descendre dans la rue.


L'éveil, après l'indifférence

Poutine : le point de non-retour

En même temps, ce serait une illusion de croire que le pays entier est prêt à protester. Même en décembre 2011 ou en mai 2012, la Russie était loin du fameux « printemps russe ». Le nombre de manifestants restait faible comparé à l'ensemble de la population. Une partie des gens est critique ; une autre partie continue de soutenir Poutine. Une dernière catégorie reste loin de ces débats. Les indignés sont majoritairement les jeunes qui habitent dans les grandes villes – là où l'accès à l'information est le mieux dévéloppé. 

« A Moscou et Saint-Pétersbourg une sorte de processus civil peut exister, mais dans les provinces, les gens pensent davantage à l'argent qui leur permettra de vivre demain, explique Andrew, enseignant à Saratov. Quelqu'un qui gagne 200 euros par mois n'est pas près de s'embrouiller avec la police ». Les disparités régionales ne permettent pas de dire que tout le pays est prêt à se révolter. On est loin de cela.

« Le prix des produits et des services publics ont de nouveau augmenté... mais pas les salaires, déplore Nadezhda, employée de l'éducation. Il y a des lois qui sont incompréhensibles pour moi, comme celle visant à interdire la propagande pour l'homosexualité. Je remarque un mécontentement croissant parmi mes amis. Je ne participe pas dans la vie politique activement, je ne suis même pas allée aux élections. Mais en même temps, je ne peux pas dire que mes besoins de base d'avoir un toit sous la tête sont satisfaits : je ne peux pas me permettre mon propre logement, et le marché du locatif est absolument chaotique.»

Pourtant, la protestation lancée en décembre 2011 continue de s'etendre. Le nombre des participants dans les manifestations diminue, mais le nombre d'ONG locales et d'initiatives civiles augmente. C'est la théorie des petites actions, et c'est sans doute l'effet le plus important. Car on ne peut pas prédire le futur du système politique russe : Poutine pourrait essayer de renforcer la logique verticale et d'augmenter la pression, ou au contraire d'amorcer un dialogue et de faire des concessions. La guerre intestine entre Poutine et ses compagnons montre peut-être que l'influence inaltérable du président russe s'affaiblit. En même temps, il reste assez fort et ne connaît pas d'adversaire politique pour entrer en competition avec lui. La Russie vit donc dans une sorte de brouillard politique.

Et Poutine dans tout ça ? Pour Artiom, sociologue, « il semble parfois que la politique soit le jeu d'une seule personne. Ce sont de plus en plus les envies de Poutine qui sont réalisées ! Cette tendance à l'accomplissement des désirs personnels en politique est très perceptible. »

Quand on l'interroge sur le chef d'Etat russe, Alexeï, programmateur à Moscou, tente de rester optimiste : « Soit Poutine est un homme déjà âgé et malade. Par conséquent, ses décisions pour le pays sont prises sous l'influence de pulsions émotionnelles (par exemple, du reste de haine des Etats-Unis, vestige de l'ère soviétique). Soit M. Poutine va bien et est en bonne santé. Alors, s'il agit vraiment en stricte conformité avec ses projets, notre pays est en train de basculer vers le totalitarisme, vers la fermeture des frontières, et le retour à l'Union soviétique. Et cela fait peur. »

Quand on demande aux citoyens russes ce qui a changé après une année avec Poutine, les réponses sont diverses. Il y a bien sûr ceux qui le soutiennent et ceux que cela n'intéresse pas. Mais une partie des indignés commence à refléchir et à croire que leurs voix sont influentes. Et c'est peut-être là l'essentiel. 


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