Russie et Chine : levier pétrolier sur l'Asie centrale

La rédaction de Francekoul.com
14 Mai 2014



À l’heure où la Russie a les yeux braqués sur l’Ukraine, son aire d’influence soviétique en Asie centrale semble perdre du terrain devant les avancées de la Chine. Pendant que Gazprom rachète le réseau de gaz du Kirghizstan, les compagnies chinoises construisent des raffineries dans ce petit pays instable des monts Tian Shan. Sous la pression de l'État kirghiz et des autorités locales, un élément majeur du dispositif chinois reste néanmoins bloqué : le projet de raffinerie à Kara Balta. Explications.


Protestations à Kara Balta au Kirghizstan contre les polutions engendrées par la nouvelle raffinerie chinoise. Crédit : AkiPress
Protestations à Kara Balta au Kirghizstan contre les polutions engendrées par la nouvelle raffinerie chinoise. Crédit : AkiPress
Kara Balta abrite un élément déterminant de la lutte entre la Chine et la Russie au Kirghizstan. Dans cette petite ville du nord du Kirghizstan, anciennement productrice d’armes soviétiques, les Chinois ont construit une raffinerie susceptible de mettre en péril le monopole russe sur le pétrole raffiné de l’Asie centrale. À elle seule, la raffinerie de Kara Balta devrait permettre de couvrir 70% de la demande en produits pétroliers du Kirghizstan. Une indépendance énergétique sans précédent pour ce petit pays.

Démarré en 2009, le projet représente pour la compagnie chinoise Djunda un investissement de plus de 250 millions de dollars, dont 4 millions de taxes versées à l'État kirghiz. La raffinerie, prête à fonctionner depuis l'automne 2013, n'a encore rien produit. Sous la pression des habitants de Kara-Balta, l'administration bloque sa mise en route. Des problèmes écologiques auraient été révélés lors des tests de production effectués fin 2013. Les habitants, inquiets des risques de pollution de l’air et de l’eau de leur ville, située à quelques kilomètres de la raffinerie, ont protesté à plusieurs reprises contre sa mise en marche.

Le monopole russe sur l'essence centre-asiatique

Moscou conserve son monopole sur les marchés de produits raffinés des anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale. Une seule exception : l’Ouzbékistan, qui a choisi la voie de l’indépendance énergétique malgré des pénuries chroniques. Même le Kazakhstan, pourtant producteur et exportateur de pétrole brut, importe plus de 40% des produits raffinés de Russie. Là aussi, les russes ont la mainmise sur les produits de qualité : trois raffineries kazakhes, dépendantes du brut sibérien, et non pas du brut kazakh. Au Tadjikistan, les produits raffinés proviennent principalement de Russie via le Kirghizstan. Depuis 2010, le Tadjikistan ne bénéficie plus des mêmes tarifs préférentiels que le Kirghizstan, ce qui explique l'attrait pour les produits pétroliers détaxés du voisin kirghiz. La vente frauduleuse de pétrole détaxé russe empêche la Russie d’y effectuer une pression efficace. Soucieuse de prolonger la location de sa base militaire au Tadjikistan, la Russie a donc fait pression sur le Kirghizstan pour l'empêcher de vendre du pétrole détaxé à son voisin méridional, provoquant ainsi une situation de pénurie. 

La Russie vend ses produits sans droits de douanes au Kirghizstan et au Kazakhstan, ce qui explique que ces États ont l’essence à la pompe la moins chère. La puissance russe s'exerce aussi par le levier de l'énergie. Déjà en 2010, la Russie menaçait le Kyrgyzstan et le Tadjikistan qui profitaient depuis 1995 d’essence détaxé provenant de Russie, d’arrêter ce schéma de vente. Le prix de l’essence à la pompe est en effet un sujet explosif dans ces pays. De violentes révoltes populaires, comme ce fut le cas au Kirghizstan en 2010 avec le renversement du Président Bakiev, sont toujours à craindre.  

Avant l'arrivée des Chinois, le Kirghizstan ne possédait que deux raffineries de très mauvaise qualité à Kant et à Djalalabad. Le marché de l’essence y est dominé à 80% par GazpromNeft, seule compagnie ayant accès à des produits aux standards euro 4 et 5 (dont ont besoin les pick-up et 4x4 qui dominent les routes en mauvais états de ce pays montagneux). D'après l’union des commerçants de pétrole kirghizes, en 2011, la raffinerie d'Omsk fournit encore près de 70% de l’essence du pays.

L'intervention chinoise

Devant le quasi-monopole russe sur le marché des produits raffinés au Kirghizstan, les investissements chinois apparaissent comme un défi. Kara-Balta n'est d'ailleurs pas le seul projet chinois dans ce secteur. À Tokmok, plus à l'Est, la Chine construit une seconde raffinerie, bien que plus modeste. Les productions de ces deux raffineries permettraient de couvrir l'ensemble de la demande du Kirghizstan. Ces investissements ne seraient pas sans conséquences sur le Kazakhstan voisin. Les deux raffineries se situent sur la ligne de chemin de fer reliant le Kirghizstan au Kazakhstan, producteur de pétrole brut. Ainsi, Kara Balta et Tokmok seraient alimentés directement par les champs pétroliers sous contrôle chinois des régions de Shymkent, au Sud du Kazakhstan,et Aktobé, plus au Nord. 

Carte du Kirghizstan montrant Kara Balta et Tokmok relié par la voix de chemin de fer. Crédit : Wikipédia
Carte du Kirghizstan montrant Kara Balta et Tokmok relié par la voix de chemin de fer. Crédit : Wikipédia
La Chine utiliserait un peu de son brut extrait au Kazakhstan, pour assurer l’indépendance énergétique de l’instable Kirghizie. En plus de s'assurer un accès direct aux ressources premières d'Asie centrale, la Chine mène une politique de stabilisation, rendant le Kazakhstan et le Kirghizstan dépendant l’un de l’autre, tout en contournant le pré carré historique de la Russie dans cette région. Ce faisant, la Chine s'oppose presque ouvertement à la stratégie de puissance russe dans la région. Cela montre aussi que la politique étrangère des pays d’Asie centrale reste complexe et multi-vectorielle, même si dans le contexte de la crise ukrainienne, un certain recentrage s'est fait autour de Moscou. Depuis le début de son mandat, le président kirghiz Atambayev a clairement affiché sa préférence russe. 

Kara Balta : problèmes écologique et sinophobie

Le développement économique de la Chine a laissé plus que des traces de pollution sur l'environnement. Et sur le sujet, les Kirghizes sont très sensibles. Les conséquences sur l'environnement de l'exploitation des ressources naturelles du pays provoquent déjà d'importants remous politiques autour de la mine de Koumtor et d'autres gisements du pays. Le problème majeur, ce sont les plans de stockage des produits raffinés sur un aérodrome militaire loué par la compagnie chinoise Junda, à proximité de la raffinerie. L'odeur émise par ces produits est susceptible d'arriver jusqu'en ville. Et en cas de fuites, les 18 puits d'eau potable qui alimentent l'agglomération risqueraient d'être contaminés. Les autorités locales s'en sont plaintes auprès des Chinois, repoussant la mise en fonction de la raffinerie. Le contexte politique instable et les changements gouvernementaux incessants à Bichkek paralysent également la prise de décision finale.

Pourtant, au vu de certains arguments présentés sur des portails d’informations kirghizes comme 24.kg, les problèmes écologiques ne semblent être qu'un prétexte pour empêcher, au mieux retarder, le démarrage de la production à la raffinerie de Kara Balta. Selon ces mêmes sources, l’aérodrome militaire loué par Junda serait modernisé pour accueillir des unités chinoises secrètes. Des rumeurs portent également sur la construction d’une usine de pneus, laquelle profiterait des matières raffinées pour sa production. Ces propos sont tenus dans le cadre d'une sinophobie affichée, prêtant aux Chinois la volonté de conquérir le Kirghizstan avec les mêmes méthodes qu'au Tibet et au Xinjiang voisin.

Le président du Kirghizstan A. Atambaiev et son homologue russe V. Poutine. Crédit : eurasianet.org
Le président du Kirghizstan A. Atambaiev et son homologue russe V. Poutine. Crédit : eurasianet.org
Mais le blocage de la production à Kara-Balta fait aussi le jeu de GazpromNeft et de la Russie, qui voient la Chine donner une indépendance certaine au Kirghizstan, en lui permettant de maîîtriser et de stabiliser les prix de l’essence sans dépendre des Russes. Et tout comme les investissements américains en Asie centrale, à l’instar du projet de construction d’un centre bactériologique à Almaty au Kazakhstan, les activités menées par les Chinois dans la région suscitent autant de fantasmes que de suspicions dans les médias en ligne kirghizes. Cela nourrit un discours défensif, tantôt nationaliste, tantôt prônant le retour de Moscou. La situation actuelle peut être également interprétée comme une stratégie des différentes autorités locales et gouvernementales pour mettre la pression sur les investisseurs chinois afin qu’ils payent davantage. Un schéma habituel au Kirghizstan, finalement peu favorable aux investisseurs étrangers.
 


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