Sienne : le Palio, guerre des clans à l'italienne

11 Août 2013



Point d'orgue d'un voyage en Toscane, Sienne n'en finit pas de surprendre. Chaque 2 juillet et 16 août, passionnés et curieux vibrent au rythme du légendaire Palio. Larmes, cris, chutes spectaculaires et Te Deum : le Palio serait-il plus l'apogée d'une guerre des clans qu'une simple course hippique ? Reportage.


Crédits photo -- Alice Quistrebert | Le Journal International
Crédits photo -- Alice Quistrebert | Le Journal International
Mois d'août à Sienne. 13 heures. La chaleur est étouffante et la ville toute entière, à l'exception de quelques touristes, semble faire la sieste. Les rues étroites et pentues du « centro storico », bâti dès le XIIème siècle, sont silencieuses. On entend seulement au loin un bruit sourd qui ressemble à un roulement de tambour. En plein coeur de la ville, la tour ocre du Palazzo Publico surplombe la célèbre Piazza del Campo. Dans quelques heures, quand l'air sera moins brûlant, des flots de touristes, dûment armés d'appareils photos et de cônes de glace, s'élanceront à l'assaut du Duomo, de la tour, et des boutiques de souvenirs. Mais pour le moment, Sienne fait un somme.

Classée au patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1995, Sienne est avec Pise, Lucques et bien sûr Florence, l'une des plus belles villes de Toscane. Son statut fait d'elle un passage obligé en Italie pour tout routard qui se respecte. Conséquence : les touristes affluent quasiment sans discontinuer. L'apogée de la saison touristique se situe en plein été, alors qu'un évènement original s'y déroule : le Palio.

Une course hippique épique ... et touristique

Fièrement présentée comme étant « la plus vieille du monde », la course hippique du Palio se déroule chaque année le 2 juillet et le 16 août. Et c'est une course pour le moins peu commune. Tous les étés, dix chevaux y concourrent, représentant chacun un quartier de la ville – désigné à Sienne par le terme « contrade ». Depuis le premier Palio « moderne » que l'on estime dater de 1650, la course est restée fidèle à ses principes : dix quartiers parmi les dix-sept sont choisis pour concourir, les chevaux sont tirés au sort afin d'éviter les pots-de-vin, les montures sont bénies dans le Duomo de la ville la veille des courses, et un Te Deum est chanté par les vainqueurs les jours de Palio – donnant à la course un caractère quasi-religieux.

Les règles essentielles sont aussi restées en vigueur : elles permettent de mieux comprendre la colère bruyante, les larmes de joie et les transports passionnés qui jalonnent les tours de piste. Premièrement : le vainqueur doit effectuer le plus vite possible (le record étant fixé à une minute treize secondes) trois tours de la Piazza del Campo, dont les vieux pavés sont pour l'occasion recouverts de sable. Deuxièmement : interdiction de seller les chevaux – les jockeys sont tenus de monter à cru. Lors du Palio, l'épique est toujours au rendez-vous : les chutes y sont malheureusement monnaie courante, et bien souvent graves. Les jockeys sont rémunérés en conséquence bien sûr : on raconte que la paye versée à un jockey pour le Palio est à cinq chiffres. Spectaculaire, le Palio l'est d'autant plus que la troisième règle en vigueur est sans équivoque : pendant la course, pas de règles.

Cet évènement pluricentenaire est une manne pour la ville qui en fait le fer de lance de son activité touristique. Dans toutes les boutiques de souvenirs, les drapeaux des « contrade » côtoient les briquets, foulards, crayons et autres produits dérivés à l'effigie des quartiers : le business qui entoure la course est impressionnant. A la caisse d'une de ces boutiques, une affichette attire l'attention : « Bigliette per il Palio » (billets pour le Palio). La gérante répond avec empressement quand on l'interroge sur la vente des places, et pour cause : un siège en tribune coûte 260€. Elle confirme que les touristes sont d'ailleurs les principaux acheteurs.

Un peu plus loin, un photographe professionnel, Marco, expose ses clichés dans une boutique donnant sur la rue. Il est l'un des photographes officiels du Palio, et ses photos de la course rencontrent un franc succès. Observateur averti de l'évènement qu'il photographie depuis 1986, Marco en parle avec goût : « Cette course est bien sûr un beau sujet pour un photographe. Mais il y a de plus en plus de touristes ». A la question : « le Palio a donc changé depuis ses débuts ? », il réfléchit un moment avant de répondre laconiquement : « un peu, oui ». Avec une moue qui veut dire « un peu trop, même ». Car pour les Siennois, le Palio est bien plus qu'un élément de folklore. Le règlement de la course est clair, et suivi à la lettre par les habitants : tous les moyens sont bons pour faire gagner sa « contrade ».


Des quartiers aux airs de clans

Crédits photo -- Alice Quistrebert | Le Journal International
Crédits photo -- Alice Quistrebert | Le Journal International
Aux yeux des Siennois, l'intérêt du Palio réside en effet plus dans ses racines historiques voire identitaires que dans la course elle-même, menée à un train d'enfer aux risques et périls du jockey et de sa monture. La raison d'être du Palio, c'est l'affrontement entre « contrade », ces quartiers qui confèrent aux habitants leur identité originale. Bien plus qu'ailleurs, la « contrada » d'un Siennois est un marqueur identitaire ; le terme de clan serait donc plus juste que celui de quartier pour exprimer leur importance .

Les« contrade » siennoises sont au nombre de dix-sept, et le centre historique est donc divisé en dix-sept zones plus ou moins clairement délimitées. Se promener dans les rues de Sienne, c'est donc passer de la « contrada » du Bélier à celle de la Chenille ou de la Tour en traversant la rue. Leur poids est déterminant dans la vie des Siennois, au point que le peu scientifique Guide du Routard consacre dans son édition toscane des pages à une rubrique ... ethno-géographie.

Les premières « contrade » étaient plus de quatre-vingt avant que la Grande Peste ne meurtrisse la Toscane au XIVème siècle. Elles correspondaient à des quartiers de la ville, et chacune a par la suite acquis une forme d'autonomie vis-à-vis des autres ; les choses n'ont que peu changé depuis. Chaque « contrade » est représentée par un blason, un animal, et une devise : l'éléphant est le symbole du quartier-clan de la Tour, le rinhocéros celui de l'Arbre, le dauphin celui de la Vague, etc...

Pour peu que l'on y prête attention, une promenade dans les rues du centre historique peut rapidement se transformer en chasse aux indices : ici, un drapeau orné d'un dauphin, d'une oie ou d'un arbre qui claque aux fenêtres, coincé entre le drapeau italien et le linge qui sèche. Là-bas, des roulements de tambour qui résonnent dans la chaleur de l'après-midi, signe qu'une « contrade » s'exerce pour la parade du Palio. Un peu plus loin, un attroupement d'une quinzaine de personnes, femmes et hommes de tous les âges, discute avec passion. A l'évidence il ne s'agit pas de touristes : tous portent noué autour de leur cou un foulard décoré de l'Elephant, symbole de la « contrada » de la Tour. Même la poussette, rangée à l'ombre du mur, a la poignée ornée du carré de tissu.

Etat, région, commune ...« contrada » ?

Bien que n'ayant pas d'existence juridique, les quartiers siennois ressembleraient presque à des institutions. Et pour peu que l'on continue la promenade dans les ruelles du vieux Sienne, le doute n'est plus permis : les« contrade » sont définitivement plus que des quartiers. Au détour d'une rue, il est ainsi fréquent de trouver, encadré dans le panneau d'affichage marqué du blason de la « contrada », un avis de naissance :« La « contrada » de la tortue est heureuse de vous annoncer la naissance de Léonardo Notari, le 25/07/2013 ». Plus loin, la « contrade » de l'aigle annonce que les étudiants allant à l'université à la rentrée prochaine sont tenus de déposer leur dossier au siège de la « contrade » afin que des bourses universitaires puissent être versées par cette dernière. Ailleurs encore, une affiche signale que les jeunes garçons du quartier peuvent participer aux entraînements de lancer de drapeau, moment-clé de la course du Palio.

Et même quand on pense être tombé sur un classique baptême, après avoir poussé la porte d'une vieille église encaissée au fond d'une rue, le doute surgit : que font ces drapeaux verts et rouges représentant une oie pendant une cérémonie religieuse ? C'est qu'en vérité, la cérémonie n'est pas religieuse. Chose unique au monde : à la naissance d'un enfant, les parents peuvent le baptiser deux fois : la première de manière traditionnelle à l'Eglise, et la seconde dans la fontaine et dans l'Eglise de la « contrada ».

Courage donc : en dépit de la chaleur et des touristes, Sienne exige que l'on boude la sieste ! Tour à tour secrète et étonnante, la ville demande à être arpentée, questionnée, découverte et re-découverte pour être comprise. Une chose est certaine : entre course de chevaux quasi-cathartique et guerre des clans ancestrale, Sienne ne finit pas de suprendre.


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Alice Quistrebert
Bretonne pur beurre cultivant ses racines à l'IEP de Rennes, co – rédactrice en chef du magazine... En savoir plus sur cet auteur