Sotchi 2014, Mondial du football 2022 : l'envers du décor

Julien Desbuissons et Clément Fages
8 Février 2014



Alors que les Jeux olympiques d’hiver s’ouvrent à Sotchi, les zones d’ombre qui entourent l’événement mondial sont aussi nombreuses que celles qui pèsent déjà sur d’autres pays, amenés à organiser les compétitions sportives majeures de la prochaine décennie. Le Qatar, avec le Mondial de football 2022, en fait partie.


© AFP
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Vendredi 7 février, après des mois d’attente et de préparation, s’ouvrent enfin les 22e Jeux olympiques d’hiver à Sotchi, sur les bords de la mer Noire. Un événement pour la Russie, qui n’avait jusque-là organisé que les Jeux d’été de 1980 à Moscou et les Mondiaux d’athlétisme l’été dernier. En matière de nouveauté, l’attribution de la Coupe du monde de football au Qatar en 2022 devient même une petite révolution puisque le micro-État de la péninsule arabique (pas plus grand que la région Ile-de-France) n’a jamais accueilli un rendez-vous de cette envergure.

La décision du Comité international olympique (CIO) et de la Fédération internationale de football (FIFA) d’attribuer ces deux compétitions à ces pays peut s’expliquer par leur volonté d'ouverture. Un argument qui s’entend mais qui ne doit pas masquer la réalité. Car dans les faits, nombreux sont les couacs qui viennent ternir ce qui représente l’apothéose de la carrière d’un athlète ou d’un footballeur.

Des contraintes météorologiques connues

Au village olympique d’Adler, proche de la ville côtière où les Jeux d’hiver se dérouleront jusqu’au 23 février 2014, tout semblait prêt pour accueillir les athlètes, journalistes et touristes. Ils découvrent in situ – et avec ironie, comme le prouvent les nombreux tweets des premiers arrivés  - les efforts titanesques mis en place par le pouvoir russe. Sotchi est l’un des chantiers les plus importants de la planète ces dernières années, dans un pays dépourvu de véritable culture du sport d’hiver et des infrastructures qui y sont liées. Des contraintes connues lors de l’attribution des Jeux à la Russie en 2007. Tout comme le fait que Sotchi, déjà recalée en 2002, dispose d’un climat subtropical, d’où son statut de station balnéaire prisée des élites russes. La ville compte en moyenne treize jours d’enneigement par an. Les chutes de neige peuvent y être intenses - un mètre en une nuit - comme inexistantes.

Des contraintes météorologiques qui se retrouvent au Qatar puisque les fortes chaleurs durant l’été (jusqu’à 50°C) ont obligé la FIFA à envisager un changement de calendrier du Mondial 2022, initialement prévu pour les mois de juin et juillet. Là encore, la problématique semblait pourtant facilement observable au moment de valider le dossier émirati dès 2010…

Des budgets colossaux

Mais ces difficultés n’ont visiblement guère pesé face à la détermination de Vladimir Poutine et aux 9 milliards d’euros - du jamais vu pour des olympiades hivernales - mis dans la balance pour obtenir l’adhésion du CIO. Depuis, la facture a quadruplé pour atteindre 36 milliards d’euros à comparer aux 26 milliards pour les JO de Pékin en 2008, 11,5 milliards à Londres, il y a deux ans. Du côté du Comité international olympique, on ne retient que les 1,5 milliards destinés au budget de fonctionnement et les 6,6 milliards liés aux équipements sportifs. En Russie, le Président n’a reculé devant rien pour organiser « le plus grand événement de l’histoire post-soviétique », selon sa formule. Y compris modifier la loi pour autoriser les constructions au sein des 2000 kilomètres carrés de l’espace protégé du Parc national de Sotchi. 

De son côté, le puissant pays pétrolier du Golfe persique a prévu de faire encore plus grand. Dans un État où tout reste à construire ou à créer, il estime son budget à 156 milliards d’euros, selon un rapport du cabinet Deloitte. Ceci pour sortir de terre les infrastructures sportives (notamment les stades), mais également le réseau de transports (aéroports, métro et routes), ainsi que les structures hôtelières. 

Mais à budget illimité, rien n’est impossible. En quelques années, les Russes ont dû faire autant que ce qu’on fait les stations des parcs occidentaux en plusieurs décennies. La station Krasnaya Polyana a été réaménagée et dotée d’un centre alpin de 18 000 places, d’un tremplin de saut à ski, d’un centre de glisse pour les compétitions de bobsleigh, d’un complexe de ski de fond et de 15 kilomètres de pistes. Sans oublier les infrastructures pour les épreuves de freestyle. En ville est né le stade olympique Fischt (qui n’accueillera aucune épreuve), un palais des sports et plusieurs patinoires d’environ 10 000 places pour les épreuves de patinage, hockey et curling. Un parc olympique a été aménagé et sera reconfiguré en octobre pour accueillir le 1er Grand Prix automobile russe depuis un siècle. L’aéroport et le port commercial ont été aussi réaménagés. 

Sotchi possède également l’autoroute la plus chère du monde, une quatre voies de 48 kilomètres estimée à 6 milliards d’euros, qui fait la liaison entre Sotchi et Krasnaya Polyana. Elle est doublée d’une nouvelle ligne de chemin de fer. Au total, cette double voie emprunte 77 ponts et 12 tunnels. Toutes ces infrastructures devraient être abandonnées une fois la fin des Jeux. Pour être complet, il faut aussi faire mention de la « décharge olympique », une zone de 22 hectares qui accueille les vestiges de plusieurs années de travaux et pollue la rivière Mzymta, déjà éprouvée par la construction des infrastructures autoroutières. Une autre montagne, haute de près de 80 mètres de déchets, que la ville se gardera bien de cacher.
Complexe de ski de fond et de biathlon «Laura» | Crédits Photo -- Sotchi 2014 Winter Games
Complexe de ski de fond et de biathlon «Laura» | Crédits Photo -- Sotchi 2014 Winter Games

Le respect des travailleurs remis en cause

Au mépris de l’environnement, aux polémiques liées aux lois homophobes ou à celles accusant les principaux investisseurs (le conglomérat d’État Olympstroï, les frères Rotenberg, amis d’enfance de Vladimir Poutine et la compagnie publique des chemins de fer), du détournement de plusieurs milliards d’euros, s’ajoutent également les conditions de travail désastreuses des ouvriers de ce chantier herculéen. Human Rights Watch, dans un rapport publié l’automne dernier, faisait état de temps de travail excessifs (12 heures par jour, un seul jour de repos toutes les deux semaines), de rémunérations basses (1,5 euro de l’heure) et irrégulières, voire inexistantes.

Les sociétés proches du pouvoir qui remportent les appels d’offre sous-traitent les travaux à des entreprises turques, moins chères et moins regardantes. Les ouvriers, issus pour la plupart des anciennes républiques de l’URSS, se voient confisquer leurs papiers. Sans visa, ils sont expulsés au moindre signe de rébellion. Les autorités ont d’ailleurs constitué des brigades chargées de nettoyer les rues de ces « immigrés ». Ces derniers sont détenus dans des cellules surpeuplées, parfois sans eau ou nourriture, puis expulsés sans la moindre forme de procès. L’ONG cite le cas de Nourmamatov Koulmouradov, un Ouzbek ayant travaillé plus d’un an à la construction du pôle média de Sotchi. Le 11 septembre dernier, une fois son visa expiré, il a été arrêté et expulsé le lendemain. Il n’a jamais été payé.

Ces problèmes humanitaires se retrouvent malheureusement déjà au Qatar, où, toutes nationalités confondues, au moins 382 travailleurs immigrés auraient péri ces deux dernières années, selon The Guardian. Le patron de la FIFA Joseph Blatter avait d’ailleurs soulevé la question des conditions des travailleurs lors d'une rencontre avec l'émir du Qatar, le cheikh Tamim bin Hamad bin Khalifa Al Thani, le 9 novembre dernier. Une pirouette médiatique pour l’instance dirigeante du football mondial, qui a demandé « de présenter d'ici au 12 février 2014 un état des lieux sur l'amélioration des conditions de travail au Qatar dans lequel sont attendues des informations sur les mesures concrètes prises par le pays afin d'améliorer les conditions de vie et le bien-être des travailleurs étrangers ». 

Le business avant le sport

Malgré ces éléments, dénoncés depuis plusieurs années, les instances sportives internationales persistent dans leur volonté de confier aux pays incriminés ces événements majeurs à l’échelle de l’humanité. La Russie organisera ainsi la Coupe du monde de football 2018, tandis que le Qatar aura la charge de celle de handball l’an prochain. Le triste résultat d’une situation économique tendue, qui limite les candidats chez les pays développés, conjuguée au désir de notoriété et de propagande des régimes autoritaires aux moyens illimités.

Entre les valeurs sportives chères à Pierre de Coubertin et la « realpolitik » du sport-business, les organisations internationales ont fait un choix.

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