Traité transpacifique : l’avenir de 40% de l’économie mondiale réglé en secret

Clément Chautant
14 Juillet 2015



Dans les mois à venir vont se conclure des négociations secrètes qui pourraient rapidement aboutir au plus grand accord de partenariat commercial au monde, liant entre elles plusieurs économies des côtes du Pacifique. Quelques fuites permettent d’en apprendre plus sur ce projet qui se révèle être une sérieuse source d’inquiétudes pour les populations des pays concernés.


Crédit : Neil Ballantyne
Crédit : Neil Ballantyne
A l’image du traité transatlantique qui fait débat en Europe et aux Etats-Unis, l’accord de partenariat transpacifique (ou Trans-Pacific Partnership Agreement en anglais, souvent abrégé en TTPA ou TTP) est sur le point de décider du sort d’une dizaine de pays côtiers de l’Océan Pacifique, et ce dans un contexte où règne l’omertá que s’imposent les différentes parties ne souhaitant guère ébruiter les négociations qu’elles mènent. Mais contrairement au premier qui piétine grâce à la mobilisation des opinions publiques, cet accord semble en bonne voie d’aboutir dans les mois à venir. Débutées il y a 5 ans, ces négociations concernant un accord de libre-échange d’envergure inédite pourraient être conclues dans les prochains mois.

Du fait de la loi du silence qui règne à ce sujet, peu d’informations ont fuitées concernant le traité et les négociations qui l’entourent. On sait néanmoins qu’il s’agit d’un accord de partenariat commercial qui pourrait à terme lier 12 pays de la rive Pacifique (Australie, Brunei, Canada, Chili, Etats-Unis, Malaisie, Mexique, Nouvelle-Zélande, Pérou, Singapour, Vietnam, récemment rejoints par le Japon), une zone qui enregistre 40% de l’activité économique mondiale. Cela aurait pour conséquence, si les négociations allaient jusqu’à leur aboutissement, de déboucher sur le plus grand accord de partenariat commercial au monde. Paradoxalement à l’importance économique du projet, voilà les seules informations officielles qui circulent à son propos.

​Les hackers comme seul relais d’informations

Mais à l’heure de la transparence généralisée, n’en déplaise aux grandes administrations de ce monde, l’espionnage des données ne se fait pas à sens unique et quelques fuites viennent apporter un éclairage édifiant sur les négociations en cours. En effet, au mois d’octobre dernier, WikiLeaks faisait fuiter une partie de cet accord en cours d’élaboration.

L’Australien Julian Assange, porte-parole de l’organisation et lui-même originaire d’un pays concerné par le traité, justifiait alors cette publication en dénonçant le secret entourant des négociations ouvertes uniquement à quelques entreprises multinationales alors que les décisions prises auront un impact fondamental sur la vie des habitants des pays liés à l’accord. Cette fuite concerne uniquement le chapitre sur les droits de la propriété intellectuelle réglementant les questions de brevets, de droits d’auteur et de droits numériques, mais l’organisation américaine Just Foreign Policy, qui vise à réformer la politique étrangère des Etats-Unis, a déjà récolté $70 000 en ligne en guise de prime à accorder à WikiLeaks si elle parvenait à se procurer le texte complet de l’accord transpacifique.

Crédit : AFP
Crédit : AFP
En novembre 2013 déjà, WikiLeaks faisait fuiter les négociations en cours sur ces mêmes questions de propriété intellectuelle. Depuis, l’organisation constate des ajouts qui vont très clairement dans le sens des intérêts des grandes entreprises. D’une part, ces modifications sont susceptibles d’affecter les exigences relatives à la commercialisation d’OGM en mettant fin aux lois imposant l’étiquetage des aliments génétiquement modifiés.

D’autre part, c’est l’industrie pharmaceutique qui semble avancer ses pions, avec des règles qui prévoient notamment de prolonger la durée des brevets médicaux au-delà de vingt-ans, restreignant d’autant la concurrence et donc l’accès à des traitements abordables par la mise en circulation de médicaments génériques. Dans son ensemble, ce chapitre est considéré comme portant atteinte à la liberté d’information, aux libertés civiles et à l’accès aux médicaments.

​Vers un contournement des législations nationales

Ce traité transpacifique inquiète aussi les spécialistes de la propriété intellectuelle qui craignent qu’un tel accord aide les grands groupes de l’industrie musicale et cinématographique, les éditeurs de logiciels ou les fabricants de produits pharmaceutiques à maintenir ou augmenter les prix en renforçant les droits des propriétaires de copyrights ou de brevets, en s’attaquant au piratage en ligne et en développant les obstacles à l’introduction de médicaments génériques. Matthew Rimmer, professeur en droit de la propriété intellectuelle et de l’innovation, va jusqu’à comparer le traité à une liste de cadeaux de noël rédigée par les quelques entreprises multinationales qui ont voix au chapitre.

S’exprimant sur la récente affaire qui a condamné des fournisseurs d’accès à internet en Australie à transmettre à l’entreprise possédant les droits du film Dallas Buyers Club les adresses IP des internautes ayant téléchargé illégalement le film, la professeure en droit de la propriété intellectuelle à la faculté de Sydney Kimberlee Weatherall estime quant à elle que l’accord transpacifique pourrait mener à sanctionner de manière concrète le téléchargement illégal.

D’autres doutes apparaissent à la lecture de ce texte censé ouvrir aux entreprises la possibilité de poursuivre les gouvernements restreignant la concurrence : les lois australiennes imposant un paquet de cigarettes neutre pourront-elles être maintenues ? Qu’adviendra-t-il du moratoire péruvien sur l’import, la production et l’utilisation des OGM mis en place en avril 2013 ? Ou encore, quel sera l’avenir des programmes publics visant à favoriser la consommation de produits issus de l’agriculture locale et biologique dans les cantines scolaires ?

​Un enjeu stratégique pour les Etats-Unis

Ainsi, ce mystérieux traité pose de nombreuses questions, mais les réponses sont trop rares. Et malgré les quelques critiques qui parviennent à se faire entendre, les négociations sont sur le point d’entrer en phase finale. Alors qu’on justifie le blocage concernant le traité transatlantique par un congrès américain qui refuse de laisser des marges de manœuvre au Président Obama, ce dernier semble bénéficier de davantage de confiance sur le dossier transpacifique.

Fin juin, après une longue bataille parlementaire, il a reçu du Congrès américain le pouvoir de négociation accélérée (Fast Track Negotiating Authority, aussi appelée Trade Promotion Authority), ce qui va permettre au président de mener à bien les négociations et de soumettre le traité au Congrès sans que celui-ci ne puisse l’amender. Alors que les deux chambres du Congrès américain sont aux mains des Républicains, assez largement favorables au traité, Barack Obama est allé à l’encontre d’une partie de sa majorité en se faisant accorder de tels pouvoirs.

La majorité présidentielle apparaît loin d’être convaincue du bien-fondé de cet accord de libre-échange, qui contribuera selon elle à accroître la précarité de la classe moyenne et accordera aux entreprises multinationales le privilège juridique d’attaquer les gouvernements dans un tribunal indépendant permettant de contourner les législations nationales. Avec l’autorisation du Congrès d’accélérer le processus, le président s’apprête à ouvrir le dernier round de négociations entre les 12 représentants du commerce des pays concernés.

Comment justifier que le Congrès américain accorde autant de pouvoir à l’administration Obama ? La réponse se trouve peut-être dans l’intérêt stratégique de ce traité. Et pour cause, il s’agit ni plus ni moins de former un anneau d’économies interdépendantes dans une zone pacifique où la Chine s’installe dans une position de leader.

Selon le secrétaire américain à la défense Ashton Carter, l’accord transpacifique est bien plus important pour la géopolitique américaine que n’importe quel porte-avion supplémentaire dans la région. D’autres y voient un moyen pour les Etats-Unis d’imposer ses normes économiques, alors même que la Chine s’est dite intéressée de rejoindre cette zone de libre-échange. Elle serait donc contrainte à accepter des règles déjà fixées et à se soumettre aux mécanismes du traité. Autant de raisons qui forcent le secret de ces négociations.
Crédit : DR
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