Turquie : la révolution du peuple

1 Juin 2013



« Occupy Gezi Istanbul » : c’est le nom du mouvement qui a donné lieu aux manifestations durement réprimées du 31 mai. Un mouvement qui souligne l’autoritarisme d’un régime de plus en plus critiqué. Autoritarisme, violences policières, la révolution est-elle en marche ?


Photo -- Laurène Perrussel-Morin
Photo -- Laurène Perrussel-Morin
Istanbul, le 31 mai 2013. Un manifestant lit la Constitution turque aux policiers qui viennent de charger aveuglément la foule réunie sur Istiklal Caddesi, avenue du centre moderne de la ville. Quelques instants plus tôt, il était chargé et gazé par ces mêmes forces de l’ordre avec 10 000 manifestants. La mobilisation, qui sous le nom « Occupy Gezi Park » visait initialement à protéger le parc de Taksim, menacé de destruction, répond désormais à des motifs plus larges.

Violences policières ciblées

La jeunesse stambouliote se heurte régulièrement aux forces de l’ordre. Le 1er mai, déjà, l’accès à la place Taksim lui avait été refusé en raison des travaux qui lui font aujourd’hui fouler le pavé. Les manifestations organisées avaient alors entraîné des heurts. Ces derniers jours, la police tentait de déloger dès l’aube les manifestants qui campent dans le Gezi Park pour protéger les 600 arbres menacés par les travaux, chaque fois de manière plus violente.

Les évènements du 31 mai ont causé de nombreuses victimes de fractures ou de détresses respiratoires. On compte parmi elles le député du CHP (Parti républicain du peuple, kémaliste) Sırrı Süreyya Önder, transféré à l’hôpital après avoir été touché par une grenade lacrymogène à l’épaule. Un manifestant souffrant d’hypertension est mort d’une crise cardiaque après avoir été exposé à ces mêmes gaz. Sur les réseaux sociaux, la mobilisation en faveur des manifestants a été forte. En soirée, la contestation a commencé à gagner la capitale Ankara et la ville d’Izmir.

La laïcité en danger

La protestation intervient dans un climat politique tendu. Les droits des Turcs sont rognés progressivement. Vendredi 24 mai, une loi était votée afin de limiter la vente d’alcool et la publicité pour les boissons alcoolisées. De nombreux détracteurs y ont vu un risque pour la laïcité, qui est pourtant un des principes fondateurs de la république kémaliste. Alors que le Premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan, défendait cette loi au nom de la santé publique, une enquête de Turk-Stat (Institut turc de la statistique) montrait que 85 % de la population ne consomme pas d’alcool.

Dès février 2012, Erdoğan annonçait la couleur en déclarant devant les députés vouloir « former une jeunesse religieuse » en adéquation avec les « valeurs et principes de (la) nation ». Répondant aux critiques alors formulées, il s’était exclamé : « Attendez-vous du parti conservateur et démocrate AKP qu’il forme une génération d’athées ? C’est peut-être votre affaire, votre mission, pas la nôtre. Vous ne voulez pas d’une jeunesse religieuse, la voulez-vous droguée ? »

Photo -- Laurène Perrussel-Morin
Photo -- Laurène Perrussel-Morin

Les contre-pouvoirs muselés

L’armée, gardienne traditionnelle de la laïcité dans la république kémaliste, a été fragilisée ces dix dernières années par l’affaire Ergenokon, du nom d’un présumé réseau criminel dont le but aurait été de renverser l’AKP en 2003. Certains mouvements politiques turcs, dont le CHP, affirment que cette affaire est un prétexte pour faire taire l’armée, rempart traditionnel contre l’islamisme. Ces mesures sont pour les opposants au gouvernement, partie intégrante de son « agenda caché ». Dans un discours de campagne prononcé lors des législatives en 2011, le CHP a ainsi accusé l’AKP d’Erdoğan de s’être doté du plan lui permettant de monopoliser le pouvoir après les élections.

La liberté de la presse, théoriquement quatrième pouvoir, est une utopie en Turquie. Les journalistes qui couvrent les manifestations sont régulièrement victimes de violences dénoncées par Reporters sans frontières, qui évoque des « attaques ciblées ». Dès le premier jour de manifestations, un caméraman était blessé à la tête. Le 31 mai, c’était au tour du journaliste indépendant Ahmet Sik, touché par une grenade de gaz lacrymogène. Les témoins assurent que le projectile, lancé à une dizaine de mètres de distance, visait le journaliste.

Jennifer Psaki, porte-parole du département d’État des États-Unis, a rappelé Ankara à l’ordre. « Nous sommes préoccupés par le nombre de gens qui ont été blessés lorsque la police a dispersé les manifestants à Istanbul » a-t-elle affirmé, demandant à la Turquie de « respecter les libertés d'expression, d'association et de rassemblement telles que ces personnes visiblement les exerçaient ».

Erdoğan, musulman pratiquant qui ne fume pas et ne boit pas, se présente comme un « démocrate conservateur », ou comme un « démocrate musulman » en référence aux démocrates chrétiens européens dont il est proche. Le revenu par habitant ayant triplé depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002, le parti reste très populaire auprès de la frange la plus conservatrice de la population et a encore toutes ses chances d’être réélu l’année prochaine.

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Laurène Perrussel-Morin
Ex-correspondante du Journal International à Berlin puis à Istanbul. Etudiante à Sciences Po Lyon... En savoir plus sur cet auteur