Turquie : un combat pour l'identité

Selen Eren
15 Février 2013



"Maman, c’est qui les Turcs ? On est Turcs nous ? Mais toi, tu es arménienne... alors tu es turque aussi ?" Les questions de cette petite fille sont révélatrices d'un grand mal-être en Turquie. Dans un pays à multiples ethnies, que signifie "être Turc" ? Enquête.


Birgül Ayman Güler, député du Parti Républicain du Peuple
Birgül Ayman Güler, député du Parti Républicain du Peuple
Ces jours-ci, on rencontre dans la presse turque un drôle de débat. Il fait suite aux paroles de Birgül Ayman Güler, une député du parti de l’opposition, (Parti Républicain du Peuple) pendant la discussion sur une loi relative au droit à la défense de la langue maternelle à l’Assemblée Nationale : « Personne ne peut me faire voir le nationalisme kurde comme la tendance au progrès [...] Personne ne peut me conduire à voir que la nation (‘millet’) turque et l’ethnie (‘ulus’) kurde sont égales[...] À partir de maintenant on est défensive et  désormais on est offensive pour la légitime défense. »

Tous les yeux se sont tournés vers Güler, tout à coup accusée de racisme. Mais cette réaction rapide avait laissé de côté un détail. Car ce n’était pas une énième bourde politique. Par ses propos, la député affirmait en fait que la nationalité turque était censée embrasser toutes les ethnicités anatoliennes (Kurdes, Bosniaques, Tcherkesses, Albanais, Arméniens, Grecs....). Cette nationalité turque n’est pas sur un pied d’égalité avec les autres ethnicités, comme les Kurdes. Mais alors comment les citoyens de Turquie comprennent-ils ce concept de la nation turque ?

Cette explication n’a pas convaincu une grande partie de l’opinion publique. Tout d’abord, selon l’analyse du quotidien turc Radikal, si, à l’Assemblée Nationale de ce pays fragilisé par les problèmes ethniques notamment kurdes, vous employez les mots "Turcs", "Kurdes" et "inégalité" dans une même phrase, vous êtes sûrs de ne pas convaincre. Le journal rappelle que sont également prohibées les expressions relatives à la violence telles que "légitime défense" et "offensive".

Le concept de "Turc" n'est pas clair dans l’esprit des citoyens de Turquie. Il y a une grande confusion entre deux sens. Cette confusion chez le peuple s’explique : elle est très fréquente dans les paroles et actions des gouvernants et des intellectuels. La question est double : peut-on réellement parler d’une "nation turque" purifiée du contenu ethnique ou  les Turcs sont-ils toujours vus, par le prisme de l’histoire glorieuse des tribus Turkmènes, comme faisant l’histoire officielle de tout le peuple ? 

Quelle histoire pour les autres ethnies de l’Anatolie ?

On peut observer le changement de la signification d' "être Turc" dans les constitutions. La constitution de 1924 avait signalé une identité turque sans un contenu ethnique mais les constitutions rédigées par les juntes en 1960 et 1980 ont conduit à interpréter ce concept comme une identité ethnique. Il s’agit finalement d'une ambigüité sur le fait d’être Turc : l’identité ethnique turque fait en fait allusion au concept de Turkmène. Or 81% du peuple se considère comme "Turc". Mais ce n’est pas parce qu’ils sont Turkmènes. Ils assimilent simplement le fait d’être Turc à une citoyenneté.  

Ca fait social s'explique. La Turquie a mené une politique d’assimilation des ethnies à partir des années 30. Exceptée une grande partie des Kurdes, plusieurs ethnicités comme les Bosniaques et les Albanais ont été assimilés à l'ethnie dominante turque (Turkmène). La Turquie est un pays qui accepte d'autres ethnies comme citoyens, sans regarder les langues maternelles, les religions, etc. Mais elle ne permet pas d’appliquer sa propre culture dans les lieux publics, notamment dans le domaine de la langue. Ceux qui résistent à cette assimilation se sentent moins liés à cette notion de "Turcs", censé embrasser tout. Pour une société plus démocratique, "être Turc" devrait permettre d'exprimer les différences ethniques. En réalité, ce concept vise à dissoudre toutes les différences en faveur de l’ethnie dominante turque. 

Quand on regarde l’histoire officielle et les politiques étrangères de la Turquie, l'accent est souvent mis sur l’identité ethnique turque. L’histoire réelle (ou imaginaire) des Turkmènes censés venir d’Asie centrale est racontée comme la base de l'histoire officielle. D'autre part, les groupes d’origines turkmènes sont spécialement mis en avant auprès de pays comme l'Iraq, la Syrie, la Macédoine et la Moldova. Les Turkmènes aiment à parler d’un monde turc composé de l'Azerbaïdjan, le Kirghizistan, la Mongolie, le Turkménistan ou le Kazakhstan… Dans ce cas, ce "monde turc" est-il un monde auquel tous les composants de la ‘nationalité/citoyenneté turque’ de la Turquie peuvent se sentir appartenir ? 

Aujourd’hui encore l'incompréhension demeure. "Turc", c'est parfois une nationalité qui prend en charge toutes les ethnicités anatoliennes, parfois juste un mot pour désigner une ethnie parmi d'autres - souvent mise en face à face avec l’ethnicité kurde. On fait en général la séparation Turcs/Kurdes (idée que tous ceux qui ne sont pas kurdes sont turcs). Naturellement le notion "Turc" signale juste une citoyenneté, mais évoque aussi, peut-être inconsciemment, une identité ethnique turkmène. Quelques voix commencent à défendre le concept de nationalité/citoyenneté comme anatolien/ne.  En revanche pour certains,il n'existe pas encore de mot équivalent. Les intellectuels affirment donc qu'il faut faire l’attention à l’usage du concept "Turc".

Petits et grands, en mal d'identité, n'ont pas fini de s'interroger... Dire "je suis Turc" sur ce territoire n'est pas si simple. 

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