Suisse : un système de santé discutable

10 Janvier 2015



Le 28 septembre 2014, les citoyens helvètes se prononçaient, lors d'une fameuse votation sur la mise en place d'une caisse maladie unique d'État. Tandis que la Suisse francophone votait en faveur du texte, la Suisse alémanique rejetait l'initiative. Cet événement, représentatif des discussions sur le système de santé dans le petit pays des Alpes, a relancé un vieux débat.


Crédit DR
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Concordia, Helsana, Sanitas, Vaudoise… Voici quatre noms des soixante-et-une caisses maladies privées actuellement en place dans la Confédération suisse. L'initiative soumise par le Parti socialiste suisse (PSS) le 28 septembre 2014, rejetée au niveau fédéral, proposait une simplification du système avec la création d'une caisse unique d'État.

Des soins de haute qualité

Pourquoi plus de 100 000 citoyens suisses ont décidé, entre le 1er février 2011 et le 23 mai 2012, de demander la création d'une caisse maladie unique d'État ?


La qualité des soins est pourtant excellente dans la Confédération. Les Suisses, par exemple, s'élèvent au deuxième rang des personnes ayant l'espérance de vie la plus longue au monde. Les femmes helvètes peuvent espérer vivre jusqu'à 85 ans tandis que leurs compatriotes masculins vivent en moyenne 80,7 ans. La petite nation est même classée 3ème pays le plus heureux du monde selon l'enquête des Nations Unies effectuée en 2013. Tout semble inciter à venir s'installer en Suisse et à finir ses jours dans l'air vivifiant des montagnes du petit village valaisan de Zermatt (sud-ouest) ou dans les vignes cultivées en terrasse le long du paisible lac Léman.
 

De plus, les équipements médicaux sont à la pointe de la technologie, et le nombre d'hôpitaux y est très élevé. Il y en a ainsi 298 pour huit millions d'habitants. Encore mieux, la Suisse compte dans ses rangs des fleurons de l'industrie pharmaceutique et de la santé : Roche et Novartis sont ainsi toutes les deux originaires de Bâle (nord-ouest), la troisième ville du pays.

Et pourtant, le pays polyglotte dégringole dans l'évaluation de la qualité des systèmes de santé dans chaque pays du monde menée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). La nation alpine ne se hisse péniblement qu'à la vingtième place tandis que la France, si critiquée de l'autre côté du Jura, se classe première dans cette étude internationale.

Un coût de la santé exorbitant

Car ce classement ne tient pas uniquement compte de la qualité des soins. Il s'intéresse en outre à l'accès financier à ces derniers. Et à l'image de la Suisse où le coût de la vie est très élevé – Zurich étant la ville la plus chère au monde pour un expatrié selon la firme Mercer -, ceux-ci sont hors de prix.

Fiona, étudiante de 26 ans vivant dans le canton de Fribourg, témoigne : « Jusqu'à mes 25 ans, je payais 290 francs par mois (environ 240€). Par an, je payais donc presque 3 500 francs (environ 2 900€). J'étais pourtant déjà étudiante et ma famille ne m'aidait pas financièrement ». Cependant, la jeune fribourgeoise rajoute :  « Désormais, j'ai plus de 25 ans et je suis entrée dans la catégorie des gens qui gagnent peu. Je ne débourse que 62 francs mensuellement (environ 51€). Annuellement, je cotise pour un montant d'environ 750 francs (presque 615€) ».

Cette somme versée tous les mois s'appelle une prime. Mais quel que soit le montant de celle-ci, il reste toujours une franchise. Fiona explique : « J'ai ainsi une franchise de 1 500 francs (environ 1 250€). La caisse maladie ne me rembourse rien en-dessous de cette somme. Et c'est là que c'est injuste car les riches peuvent aller plus souvent chez le médecin ». 

Et c'est donc pour protester contre des primes qu'ils jugent trop élevées que plus de 100 000 citoyens suisses ont apposé leur signature, entre le 1er février 2011 et le 23 mai 2012, pour demander une initiative populaire fédérale sur l'institution d'une caisse maladie unique d'État.

La Suisse a adopté un système de démocratie semi-directe, c'est-à-dire que le peuple élit ses représentants mais décide aussi lui-même de son propre avenir en demandant l'organisation de scrutins où il peut donner son avis. Ces élections sont contraignantes, car les parlementaires et autres élus doivent obligatoirement tenir compte du résultat. 

Une votation demande la modification de la Constitution. Ainsi, celle qui s'est tenue le 28 septembre 2014 proposait de modifier l'article 117 de la Constitution fédérale, qui statue sur l'assurance-maladie et l'assurance-accident, en demandant l'ajout de la phrase suivante : « l'assurance-maladie est gérée par une institution nationale unique de droit public ». 

Preuve que le système de santé suscite de vifs débats, le scrutin de septembre était la quatrième votation organisée sur le sujet depuis 1994. Ainsi, le PSS, dans l'idée d'une « saine assurance-maladie » luttait il y a 20 ans pour fixer les primes en fonction des capacités financières des assurés. En 2003, le PSS était encore à l'origine de l'initiative « pour la santé à un prix abordable » et demandait de nouveau que les primes soient en fonction du revenu, de la fortune et des charges familiales. Enfin, la votation organisée le 11 mars 2007 proposait « une caisse maladie unique et sociale » où les primes auraient été calculées « en fonction de la capacité économique des assurés ». À chaque fois, le peuple suisse se prononçait massivement contre ces réformes.

Les partisans du « oui » à la votation de 2014, comme Fiona, critiquaient en outre les sommes versées par les caisses privées dans les campagnes de publicité menées pour attirer les assurés. La jeune Suissesse souligne que « les caisses payent des fortunes cette communication et c'est de l'argent perdu pour le remboursement des soins ». Pierre-Yves Maillard, membre du PSS et conseiller d'État du canton de Vaud (région de Lausanne) fait également remarquer que ces événements coûtent au moins 350 millions de francs (290 millions d'€) chaque année… 

Ceux en faveur de la réforme du système de santé, comme le socialiste valaisan Stéphane Rossini, mettent aussi en exergue son illisibilité. Près de 300 000 primes existent à ce jour en Suisse, et les prix peuvent varier du simple au double selon les cantons. 

Enfin, Mathieu Fleury, président de la Fédération romande des consommateurs (FRC) dénonce « une concurrence qui ne marche pas. Des assurances découragent des patients avec de lourdes pathologies ». Seule l'assurance principale est obligatoire. La complémentaire est facultative. À certains de dire que les caisses privées ne proposent les complémentaires uniquement aux assurés en bonne santé. Pierre-Yves Maillard souligne ainsi que 70 % des dépenses de Helsana et de ses soixante rivales sont engendrés par seulement 10 % de leurs clients. La fribourgeoise Fiona confirme : « Quelqu'un qui a eu un cancer ou toute autre pathologie grave est souvent rejeté par une nouvelle caisse d'assurance-maladie. Cette personne ne peut pas changer et reste alors dans la caisse où elle versait sa prime auparavant. Celle-ci est obligée d'accepter les conditions de son assureur qui peuvent changer toutes les années ».

Quant aux pourfendeurs de l'initiative, comme la populiste Union démocratique du centre (UDC) ou le Parti libéral-radical (PLR, centre), ils vantent les bienfaits de la concurrence et de l'économie de marché qui obligent les 61 caisses à offrir, selon eux, les meilleures prestations possibles. 
 

Ils estiment encore qu'une telle réforme entraînerait une étatisation toute puissante et une économie de type socialiste. La création d'une caisse unique publique serait à l'origine de longues attentes pour percevoir les remboursements et mettrait à mal l'îlot de prospérité économique qu'est la Suisse au cœur d'une Europe en crise. Sa mise en place ne coûterait pas moins de deux milliards de francs (1,65 milliard d'€) et serait un péril pour les finances publiques. Ainsi, en 2014, la dette publique helvète ne s'élevait qu'à 35,4 % du Produit intérieur brut (PIB). Céder à ce nouveau système de santé serait comme rejoindre les pays voisins surendettés que sont l'Autriche (74,5 % du PIB), l'Allemagne (76,9 % du PIB), la France (92,2 % du PIB) et l'Italie (132,6 % du PIB).
 

Finalement, le soir du 28 septembre 2014 et après une campagne intense, 61,8 % des Suisses ainsi que 16 cantons et 6 demi-cantons rejetaient l'initiative populaire fédérale lancée par le PSS.

Suisse francophone contre Suisse alémanique : le phénomène du Röstigraben

Si la Suisse a rejeté cette initiative au niveau national, des particularités émergent au niveau local. Les électeurs des trois cantons centraux d'Uri, de Nidwald et de Schwyz qui se sont unis en 1291 pour créer la Confédération ont chacun balayé le texte à plus de 66 % des suffrages. Le très rural canton des Appenzell Rhodes-Intérieures (nord-est) a même dit « non » à hauteur de 81,7 % des voix à la proposition du PSS. Ces derniers, de langue allemande, sont à l'image des autres cantons germanophones qui ont tous rejetés la caisse unique publique. Seuls les citoyens votants de Bâle-Ville ont sauvé le « oui » de l'humiliation en Suisse alémanique. En effet, 45 % d'entre eux ont accordé leur confiance au texte.

Quant aux quatre cantons qui ont voté pour l'initiative du PSS, tous sont situés intégralement en Romandie (ouest), c'est-à-dire en Suisse francophone. Le Jura ainsi que les cantons de Genève, Neuchâtel et de Vaud ont ainsi voté à 57,3 % pour la caisse unique publique. Quant aux cantons bilingues de Fribourg et du Valais, le « oui » a obtenu respectivement 49,7 % et 33 % des suffrages. Et encore là, des disparités sont apparues. Dans le canton de Fribourg, les communes francophones ont voté en faveur du projet à hauteur de 54 %. C'est le choix massif (65%) des alémaniques de dire « non » à l'initiative qui a fait basculer le territoire dans le camp du « non ». Seul le canton romand du Valais, francophone à 70 % n'a pas voulu de la réforme du système de santé. Les Valaisans qui se sont rendus aux urnes y ont ainsi dit « non » à 67 %.

Encore une fois, le röstigraben (barrière de rösti en français) a fait son œuvre. Le rösti est en fait une spécialité culinaire originaire de la Suisse alémanique. Il s'est désormais exporté dans tout le pays et McDonald's a même créé les rösti fries pour s'adapter aux goûts du consommateur helvète. L'expression, qui n'est pas dénuée de saveurs, est censée montrer les clivages politiques entre francophones et germanophones. Déjà, en 2009, le röstigraben avait frappé, lors de la fameuse votation sur l'interdiction des minarets. Au niveau fédéral, quatre cantons avaient refusé la prohibition de ces éléments architecturaux. Trois d'entre eux étaient francophones (Genève, Neuchâtel et Vaud) tandis que tous les cantons germanophones, à l'exception de Bâle-Ville, ont voté pour empêcher la construction des minarets. Les Romands votent plus à gauche que le reste du pays.
 

En ce qui concerne la votation de septembre 2014, certains analystes estiment qu'il ne faut pas aller chercher uniquement dans les différences culturelles pour expliquer le résultat entre Romandie et Suisse allemande. En effet, les primes sont plus basses dans la seconde.

Quoi qu'il en soit, suite aux résultats, Pierre-Yves Maillard a proposé l'instauration d'une caisse publique unique romande ou de caisses publiques cantonales. Le PLR a montré dans la foulée son opposition à un tel projet, critiquant la mise en place d'une démocratie à la carte. 
Le débat sur le système de santé suisse est donc loin d'être clos.
 

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