Brésil : une Coupe du Monde déjà perdue

Andressa Pellanda, à São Paulo
31 Mai 2013



Au Brésil, les travaux de réaménagement du pays pour le Mondial de football 2014 et les Jeux Olympiques de 2016 semblent renforcer les inégalités sociales. Tandis que les entreprises privées remportent les marchés, les habitants les plus pauvres doivent s'exiler des villes.


[Christophe Simon / AFP]
[Christophe Simon / AFP]
La Coupe du monde est l'un des événements les plus attendus. Au Brésil, le football est une passion nationale. Pour son peuple, connu pour être accueillant et joyeux, être l'hôte de la prochaine Coupe devrait susciter fierté et joie, mais les derniers événements en font douter. La préparation de la prochaine Coupe du monde est marquée par de grands travaux urbains, nécessaires au développement des 12 villes accueillant la Coupe dans le pays : Belo Horizonte, Brasília, Cuiabá, Curitiba, Fortaleza, Manaus, Natal, Porto Alegre, Rio de Janeiro, Salvador et São Paulo. Beaucoup de ces travaux ont été confiés à des entreprises privées, comme le classique et célèbre stade Maracanã. Ces réalisations ont étendu les problèmes sociaux comme les déplacements forcés, l'invisibilité de la pauvreté et les violations des droits de l'homme.
 
« Le droit au logement a été systématiquement violé dans les douze villes hôtes de la Coupe du Monde 2014 et des Jeux Olympiques 2016. On estime à 170 000 le nombre de personnes jetées hors des centres-villes pour la réalisation des grands projets urbains pour les jeux », affirme le Dossier de l'Articulation nationale des Comités populaires de la Coupe du monde, groupe formé par un collectif de professeurs, d’universitaires et plus largement par des membres de la société civile. Ce collectif s’est formé avec l'intention de réfléchir sur les conséquences de la réalisation de la Coupe 2014 et des Jeux Olympiques 2016 sur les droits des Brésiliens, menacés par des déplacements forcés.
 
Quand la préfecture a commencé les travaux dans le quartier de Madureira, de nombreux habitants de la communauté ont reçu un avis disant qu'ils devaient quitter leur logement sans aucune compensation. Les projets de « revitalization » de la région du port de la ville - Porto Maravilha e Morar Carioca Morro da Providência - menacent aussi les familles qui y habitent. Les populations des favelas et des environs ont commencé à voir leurs habitations délimitées. Selon le Rapport 2013 d'Amnistie internationale, 140 maisons avaient déjà été démolies fin 2012 (sur 800 maisons désignées pour l'enlèvement). L'étude d'impact sur le voisinage du projet Porto Maravilha montre que 36 614 habitants de la région devraient être déplacés, sans indemnisations. Le document reconnait qu'il s’agit d'une « zone de diversité sociale, où les favelas et les quartiers aisés coexistent », mais affirme que les travaux ont pour but « d'attirer les investissements pour les nouvelles unités résidentielles ». Pública, une agence d'investigation journalistique brésilienne, a publié cette semaine des données sur les familles relogées : 3 000 auraient déjà été déplacées, et on estime le nombre total à 11 000 familles d’ici la fin des travaux. La favela du Sambódromo, qui existe depuis 15 ans, a été déplacée à Campo Grande, 50 km plus loin.
 
La situation est la même dans d’autres villes comme Belo Horizonte, Curitiba, Fortaleza, Recife, Manaus, Porto Alegre et São Paulo. Dans cette dernière, 4 000 familles ont déjà été déplacées et 6 000 sont menacées. Six familles ont été déplacées sans préavis, et violemment par la police militaire : « Les personnes dormaient quand elles ont été surprises par la police », décrit Maria Zélia Andrade, du Mouvement Terre Libre.
 
Dans les 21 cas enregistrés par les Comités populaires, les familles doivent traiter avec la police, qui n’hésite pas à faire usage de la force. Les déplacements ne se font pas sur le mode recommandé par le Conseil des droits de l'Homme de l'ONU. Venus au Brésil il y a un an en mai 2012, ses membres ont demandé aux pouvoirs publics brésiliens de « s’assurer que la restructuration urbaine pour la Coupe de 2014 et les Jeux Olympiques de 2016 soit proprement réglée pour éviter les mouvements de population forcés et de faire tout effort pour assurer que les événements futurs apportent des bénéfices durables pour la population la plus pauvre et la plus marginalisée ».  Le rapport 2013 d'Amnistie internationale réaffirme ces réclamations et dénonce le fait que « les autorités n'aient pas établi de procès de négociation avec les communautés afin d'étudier les alternatives aux déplacements et, quand il est nécessaire, pour offrir l'indemnisation due ou des logements alternatifs dans la même région. »


Les entreprises privées, vraies vainqueurs du Mondial

Le stade Jornalista Mario Filho, plus connu sous le nom de Maracanã. Scène de tant de jeux mémorables du foot mondial, et aussi de beaucoup d'autres moments marquants, comme le show de Frank Sinatra en 1980 et le match de volley entre le Brésil et l'Union Soviétique, en 1983, le « Maraca », comme il est surnommé, a fermé ses portes depuis septembre 2010. La raison est le besoin de réadapter le stade aux normes exigées par la FIFA. Jusque-là, rien d’anormal.  Comme n'importe quel stade construit il y a tant d'années (plus de 60 ans), des réformes et travaux sont nécessaires pour la conservation, la sécurité et le bon fonctionnement.
 
Le vrai souci concerne le budget. Selon le gouvernement de Rio de Janeiro, en juin 2011, l'entreprise de travaux publics de l'État de Rio a estimé à 931,9 millions de réals brésiliens (environ 352 millions d'euros) le coût des travaux du Maracanã, intégralement financés par des fonds publics. Aujourd'hui ce montant est d'à peu près 1,1 milliard de réals (415,5 millions d’euros). À titre de comparaison, le Stade du Dragon de Porto (Portugal), l’un des plus modernes du pays, a été construit en 2003 pour un coût total de 98 millions d’euros. Le stade du club Sport Lisboa a été construit la même année pour 120 millions d’euros. Ces deux travaux ont été réalisés pour l'Euro 2004, et ont donc dû respecter les mêmes normes que ceux du Maracanã. Selon les données de l'agence Pública, le montant du stade du Maracanã est équivalent à celui de deux Soccer City (le stade de l'Afrique du Sud pour la Coupe) ou de quatre Sang-am (stade de la Coupe du monde de la Corée du Sud). Comment expliquer un tel décalage entre les dépenses brésiliennes et les coûts pour le Portugal ?
 
Beaucoup de que ce qui est fait au Brésil aujourd'hui s’accompagne de la phrase « au nom de la Coupe du Monde ». À Rio, les Jeux Olympiques de 2016 sont fréquemment utilisés comme alibi pour justifier des budgets exorbitants. Mais qui va bénéficier des bénéfices apportés par le stade ? Le gouvernement de l'Etat de Rio a opté pour la privatisation du complexe sportif, supposant qu'une gestion publique du complexe sportif serait extrêmement couteuse pour les coffres publics. En échange, 5 millions de réals (19 millions d'euros) devront être versés par mois pendant 35 ans, plus la réalisation de travaux de conservation de la structure - supposant des travaux pour transformer le parc aquatique et le stade d'atlétisme en parkings.
 
Une entreprise d'ingénierie a répondu à l'appel d'offre de l'Etat brésilien : la IMX, du groupe EBX, du billionaire brésilien Eike Batista. Batista n'avait aucun intérêt à entrer dans la course, jusqu'à ce que ses relations avec le gouverneur de Rio, Sérgio Cabral, soient révélées par les médias. Le gouverneur aurait utilisé l'avion privé de Batista pour un voyage personel au sud de la Bahia. Le magnat aurait aussi fait des dons lors de la campagne électorale de Cabral pour sa réelection au gouvernement. A la surprise de tous, la IMX s'est donc proposée pour gérer le stade. En partenariat avec Odebrecht (responsable des travaux du stade) et la AEG, elles ont formé un consortium : Maracanã SA. Malgré la pression de l'opinion publique, qui a organisé un grand nombre de manifestations contre cette initiative, et d'une tentative d'injonction empêchant l'octroi du projet au privé, rien n'a changé. En mai, le gouvernement a annoncé que le consortium avait remporté la dispute.
 
Ce qui aurait pu être une opportunité pour la restructuration des infrastructures du pays, et un moyen de réduire les problèmes sociaux avec la réutilisation des œuvres à des fins publiques, est devenu cause de transgressions des droits, de détournements de fonds et de privatisations. Avant même de commencer, le Brésil a déjà perdu cette Coupe du Monde.

Avec la collaboration de Allan Pedro C. Bastos, de Rio de Janeiro.


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