Jabhat al-Nosra : entre guerre civile et terrorism business

Roxanne D'Arco
9 Septembre 2013



Islamistes, terroristes, Al Qaïda en Syrie… Les qualificatifs ne manquent pas pour désigner le groupe Jabhat Al-Nosra. Inscrit sur la liste des organisations terroristes par les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France ou encore l’ONU, il représente pourtant un allié de taille pour l’armée syrienne libre. Qui sont-ils ? Quelle est la place d’al-Nosra dans ce conflit ? Autant d’éléments que nous allons tenter d’éclaircir.


Crédit Photo -- Ahmed Jadallah / Reuters / Landov
Crédit Photo -- Ahmed Jadallah / Reuters / Landov
Ansar al-Jebhat al-Nusra li-Ahl al-Sham, ou en français, Les partisans du Front pour le Soutien du Peuple de la Syrie font beaucoup parler d’eux depuis plusieurs mois. D’après un rapport du think tank Quilliam, ils seraient environ 5 000 combattants. Compliqué à déterminer, autant par la complexité de la situation sur le terrain, que par la difficulté à définir Jabhat al-Nosra. « On a commencé à parler d’al-Nosra au début de l’année 2012 », explique Ignace Leverrier, auteur du blog Un œil sur la Syrie pour lemonde.fr, « ce qui étonnait, c’est qu’un groupe aussi jeune puisse avoir autant de moyens, tout le monde trouve cela bizarre ». Pour le spécialiste, al-Nosra ne travaille pas avec l’armée libre, du moins pas en étroite collaboration. « Leur agenda n’est pas le même… Ils se battent au nom de Dieu et leur but est d’aller au paradis. Leur force, c’est qu’ils sont prêts à mourir [pour leur cause]. Ce sont des centaines d’hommes qui sont sortis des prisons syriennes ». « Sortis des prisons syriennes »… La formule peut surprendre. Quelque temps après le début du soulèvement citoyen, Bachar al-Assad a prononcé une amnistie. Contrairement à ce qu’elle annonçait, elle ne visait pas les activistes syriens pour la démocratie, mais des islamistes prêts à militariser la révolution. En ce sens, personne ne peut dire qu’Assad ne se bat pas contre les terroristes. Pour Wassim Nasr, journaliste à France 24, spécialiste du Moyen-Orient, ce sont « juste quelques chefs [qui] sont sortis des prisons syriennes, rejoints par des vétérans syriens d’Irak, en Syrie ou venus d’Irak, qui se battaient sous la bannière de l’état islamique d’Irak », c’est-à-dire al-Qaïda Irak. Ce sont ces derniers qui formeraient le noyau dur de Jabhat al-Nosra, auquel d’autres se rallient encore aujourd’hui. Qu’ils viennent du front irakien, des prisons syriennes ou des quatre coins de la région, dont certains d’Arabie Saoudite ou de plus loin, la Syrie est devenue le terrain de la cause sunnite et surtout du djihad, un peu comme ce fut le cas de l’Irak, quelques années plus tôt.

AL-JOULANI, LE CHEF SANS VISAGE

D’ailleurs, c’est bien en Irak que le chef d’al-Nosra, le fameux et très mystérieux al-Joulani semble avoir fait ses armes. Les spécialistes du conflit et de la région sont unanimes sur cet homme : personne n’a vu son visage. Il connaîtrait tout le gratin islamiste de la région et se rendrait aux réunions voilé. Les autres chefs sont septiques à son sujet. Aux débuts du groupe djihadiste, certains se seraient exprimés ainsi à son sujet, « si c’est un vrai djihadiste, il est bienvenu. Si c’est un faux… ». Si c’est un faux, sa chute risque de faire mal, mais il a fait ses preuves depuis.

Le rapport Quilliam et d’autres spécialistes parlent d’une grande proximité avec Abou bakr al-Baghdadi et l’État Islamique d’Irak (Al Qaida). Au début du mois d’avril, Baghdadi a annoncé que Jabhat al-Nosra et son groupe « [sont] une seule et même chose, et qu’ils forment désormais l’État islamique en Irak et au pays du Shah ». Les liens entre ces deux entités sont à éclaircir. Si Ignace Leverrier parle d’un même milieu et d’une proximité certaine, il insiste sur l’attachement de Joulani à un agenda syrien et surtout une méthode différente d’Al Qaida en Irak. La fondation Quilliam, elle, parle de sources qui affirmeraient que « Jabhat al-Nosra reçoit toujours des ordres stratégiques et idéologiques de l’État islamique d’Irak, et que leur développement est toujours développé par Al Qaida en Irak à ce jour ». Enfin, pour le journaliste de France24 « al-Nosra ne prend pas ses ordres en Irak. Les deux entités, Jabhat al-Nosra et ISIS (Islamic State of Irak and Syria) évoluent parallèlement. Pour simplifier, comment un groupe, qui contrôle des villes et qui est en tête de la révolution syrienne avec des chefs syriens, peut prendre des ordres d’un groupe marginalisé en Irak avec à sa tête un irakien qui ne contrôle pas de territoire ... même si le rôle de ce dernier était décisif dans la montée en puissance d’al-Nosra ». Ce sont ces éléments qui expliqueraient l’allégeance au chef d’al-Qaïda Zawahiri et non pas à Baghdadi.

LA RÉALITÉ DU TERRAIN

« L’opposition politique reconnue (Conseil National Syrien) est incapable de donner des ordres, ajoute Wassim Nasr, elle est même contestée par les combattants ». Comme quoi, les effets d’annonce entre conférences et discours d’une prétendue opposition coupée du terrain n’ont pas d’impact. Concrètement, les Syriens n’ont pas compris pourquoi al-Nosra a été inscrit sur la liste des organisations terroristes (et donc à abattre) pour les Américains, d’autant plus que cette démarche les place au même niveau que les sbires d’Assad, les chabiha, tandis que pour la population, Jabhat al-Nosra, c’est aussi la résistance. L’organisation s’est d’ailleurs placée comme une alternative aux administrations existantes sur le terrain. Police, écoles, justice… tout y passe et fait partie d’une stratégie globale dans le « but de redorer le blason d’Al Qaida » d’après Wassim Nasr. Les gens sont donc bien plus enclins à les accepter dans leur quotidien. Surtout quand ces derniers apportent une certaine stabilité face au chaos ambiant. Cette proximité avec la population est aussi la conséquence directe des leçons apprises en Irak. Un bémol, cette « entente » a des limites comme l’ont montré les guerres de propagande à Raqqah.

Fin mai 2013, on estimait à 600 le nombre d’opérations menées par le groupe extrémiste dont une partie serait « réelle » pour Ignace Leverrier. Dans leurs opérations, on compte également des attentats suicides. Ceux-ci sont ciblés, et jamais lancés à l’aveuglette contrairement à ce que le régime de Bachar al-Assad a voulu faire croire au monde.

Si personne ne sait véritablement le fonctionnement du groupe, c’est parce qu’il s’est développé de manière anarchique. Tout d’abord, il y a les groupes du début, le noyau dur. Puis, viennent les groupes qui cherchent à nuire à la « réputation » d’al-Nosra, souvent payés par le régime. Enfin, il y a les groupes qui décident de combattre et se revendiquent de Jabhat al-Nosra car leur méthode convient et qu’ils sont décidés à suivre leurs pas. D’ailleurs, certains groupes dits « al Nosra » seraient tout à fait factices. Cependant, le vrai groupe ne les contredit pas toujours. À cela, plusieurs raisons. La première étant qu’ils ne le savent peut-être pas. La communication est difficile sur le terrain.

Deuxio, ils ont besoin de se montrer actifs sur le terrain afin de justifier leur financement par des groupes étrangers. Forcément, il faut du résultat. En ce sens, la guerre civile s’est aussi transformée en grand marché du terrorisme avec des groupes qui sont en guerre d’influence, et à qui revient le plus de soutiens étrangers – comprenez ici, rafle le plus d’argent.

UN MALAISE REPRÉSENTATIF DES RAPPORTS ENTRE LES PUISSANCES ÉTRANGÈRES ET L’OPPOSITION SYRIENNE

Depuis maintenant plus de deux ans, la Syrie reste au centre des médias internationaux. Qu’on en parle pas assez, certes, mais le sujet reste traité malgré tout, même si ce traitement est loin d’être optimal. Dans ce sens, Jabhat al-Nosra se montre très méfiant vis-à-vis des médias, encore plus s’ils sont étrangers. Cela n’empêche pas certains journalistes occidentaux de les approcher. C’est le cas de Nicolas Hénin, qui décrit des combattants distants, mais jamais agressifs, devant prendre en considération les difficultés du travail sur le terrain : « La principale difficulté, c'est les restrictions à la communication. Ils refusent d'être pris en photos ou accompagnés au front. Ils ont leur propre service de communication et n'ont pas besoin de la presse. Ils ne communiquent que par leurs propres réseaux (comme toute branche d'Al Qaeda) ».

En effet, très bon communiquant, ils avaient l’habitude de publier sur l’internet un communiqué prévenant d’une de leurs actions et les conséquences qui en découlaient. Ils y publiaient également des vidéos de propagande sur leur groupe de combattants. On savait directement que c’étaient eux ou non. Cependant, depuis l’annonce de l’affiliation à Al-Qaïda, leur site Internet al-Manara al-Bayda, le minaret blanc en français, a vu son activité fortement réduite, pour ne pas dire quasi nulle jusqu’à très récemment. Pourquoi ? Personne ne sait réellement, certains parlent de guerre d’influence entre al Goulani et Abu Bakr Al Baghdadi, le chef d’Al-Qaïda en Irak.

Terroristes pour certains, libérateurs pour d’autres. al-Nosra est sans équivoque un groupe djihadiste luttant contre le pouvoir d’Assad, aspirant à imposer la charia. Cet été a marqué un tournant décisif dans le conflit. Des groupuscules d’al-Nosra sont accusés d’exécutions sommaires comme celles de trois camionneurs alaouites sur l’autoroute qui relie l’Irak et la Syrie. Ces derniers ont passé un checkpoint tenu par l’EIIC (État Islamique d’Irak et de Cham), prétendant être sunnite, ce qui s’est révélé être faux après interrogatoire. Des cas d’enlèvements ont aussi été recensés. Matthew Schrier, un photographe américain, rentré aux États-Unis en août dernier après plusieurs mois de captivité, a déclaré au New York Times que la plupart de ses ravisseurs étaient issus du Front al-Nosra. Une radicalisation que semble avoir laissée évoluer, si ce n’est manœuvré, Bachar al-Assad. Comme le soulignait Ignace Leverrier, personne ne peut dire que le fils du « Bismarck du Moyen-Orient » ne se bat pas contre les terroristes. But atteint. Désormais, la Syrie est le vivier mondial du djihadisme. Et s’il a fallu attendre un massacre d’environ 1 500 personnes à l’arme chimique (21 août dernier, à Damas) pour qu’une intervention internationale soit envisagée, c’est bien parce que personne n’a envie de s’impliquer dans une telle situation. En conclusion, le régime a plutôt bien fait son travail.

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