L’Union eurasiatique, un sérieux concurrent pour l’Union européenne ?

14 Juin 2014



La Fédération de Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie, trois Etats de l’ex-URSS et géants gaziers, viennent de signer un accord de coopération économique qui débutera en janvier 2015. Bien qu’officiellement présenté comme une coopération économique, on peut s’interroger sur les futurs projets de création d’un gouvernement supranational, d’une monnaie unique et d’une armée commune, qui ne sont pas sans rappeler l’Union européenne.


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Contrairement aux apparences, le projet d’Union eurasiatique ou eurasienne (UEA) n’est pas une nouveauté. Afin de bien comprendre de quoi il retourne, il faut faire un rapide retour en arrière, juste avant la chute de l’URSS. A cette époque, les citoyens vivaient dans une Union à l’économie certes catastrophique, mais qui avait l’avantage d’apporter aux habitants la possibilité de bouger sans entrave entre les républiques socialistes et surtout d’être reconnue, aux yeux de tous, comme une grande puissance internationale.

« Back to USSR » ou projet concret d’avenir pour l’espace eurasiatique ?

Après la chute de l’URSS et surtout les élargissements de l’Union européenne (UE) en 2004 et 2007, les citoyens des Etats non-membres de l’Union européenne se retrouvent « bloqués » dans un espace qui jadis fut le leur. Quel meilleur exemple que celui de Kaliningrad, oblast de la Fédération de Russie, et dont les habitants peinent à traverser les frontières polonaise et lituanienne (espace Schengen) pour rejoindre le reste de la Russie. Bien qu’à part, l’exemple de Kaliningrad semble pertinent dans la mesure où, la Russie mais aussi la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie, se retrouvent actuellement dans une situation complexe avec une réduction de la mobilité de leurs citoyens. Cette situation est d’autant plus contraignante que les habitants de ces pays non-membres de l’UE doivent souvent passer la frontière pour venir y étudier, travailler et y résider. Cette situation de blocage physique explique en grande partie le souhait de la Moldavie et de l’Ukraine de rejoindre l’Union européenne et la révolution ukrainienne. Il en est de même pour la Biélorussie, les Etats du Caucase et d’Asie centrale qui souhaitent pouvoir à nouveau bénéficier d’une mobilité accrue mais sans pour autant viser l’Union européenne avec laquelle ils ont moins de relations.

C’est dans ce contexte d’isolement que la président russe Vladimir Poutine qui, depuis des années, assiste aux élargissements de l’Union européenne et peine à s’accorder avec les Etats européens pour la mise en place de visas pour une libre circulation, s’est décidé à mettre en place le projet d’Union eurasiatique. 

Concrètement, l’idée est de créer un nouvel espace de libre échange pour les biens, les services et les personnes au sein des participants plus ou moins intéressés. « Plus ou moins » dans la mesure où, bien que n’ayant pas pour objectif de concurrencer l’Union européenne, l’idéal serait d’y intégrer les anciens pays de l’URSS et les éloigner de l’influence européenne. On peut prendre l’exemple de la Moldavie et de l’Ukraine, qui, bien que n’ayant pas pour obligation de rejoindre l’Union eurasiatique, subissent des pressions diplomatiques et médiatiques qui tentent à montrer qu’elles ne pourraient, à tort ou à raison, subvenir à leurs besoins sans la Russie. 

Si l’on fait abstraction de cet aspect, l’idée de l’UEA est de rassembler les Etats qui le souhaitent dans un marché unique, et, à terme, de renforcer les coopérations militaires et pourquoi pas de créer un gouvernement commun avec une seule et même monnaie pour faciliter les échanges. On ne peut s’empêcher de noter les similitudes avec l’UE, voire, pour les plus géopolitologues d’entre nous, s’étonner de voir les médias russes et le Kremlin critiquer l’UE et ses projets de mutualisation, notamment l’Euro, et vouloir reproduire des mécanismes similaires.

Quoi qu’il en soit, si l’on fait abstraction de cette analogie, l’UEA a pour finalité de renforcer la coopération entre les Etats et d’augmenter leur puissance économique et, de facto, diplomatique, surtout pour la Russie, afin de redevenir une puissance mondiale pouvant s’affirmer tant à la fois face aux Etats-Unis mais aussi à l’UE, les deux grands acteurs du monde occidental. On pourrait alors parler de l’Union eurasiatique comme d’un projet économique et diplomatique qui se base sur certains aspects de l’URSS, c’est le cas de la liberté de mouvement et des biens, mais avec une finalité beaucoup plus contemporaine d’affirmation face à de nouveaux acteurs. Le plus important à retenir est que ce projet semble être le plus valable à l’heure actuelle pour propulser la Russie au rang de noyau central d’une Union pouvant rivaliser avec celles que soutiennent les USA. Sur ce point, il apparaît alors comme évident, si l’on regarde l’Union européenne qui peine à effectuer le « saut fédéral » ou à s’imposer diplomatiquement face aux USA, que la Russie semble être la seule à psychologiquement s’imaginer comme pouvant rivaliser diplomatiquement avec les USA. 

Une problématique culturelle saillante

Cependant, ce projet ambitieux semble d’office comporter un certain nombre d’obstacles. En effet, n’est pas membre d’une Union qui le souhaite, la Turquie aurait beaucoup à apprendre aux russes sur ce point. Celle-ci, bien qu’économiquement puissante, se heurte au refus des Etats membres de l’UE qui la trouve trop « différente » sur le plan culturel. En ce sens, et l’Union européenne l’a bien compris, une Union viable est celle qui combine impératifs économiques et valeurs communes des membres. L’UEA semble faire abstraction de ce dernier aspect…

Si l’on regarde les trois Etats signataires : Russie, Kazakhstan et Biélorussie, on constate d’emblée nombre de problèmes. Le premier est celui d’une Russie omniprésente et tellement imposante que les autres membres ne peuvent que graviter autour d’elle. Elle est le pays le plus peuplé, le plus riche et le plus reconnu à l’international. La Biélorussie, pour sa part, ne peut que suivre la Russie et toute sa production industrielle et ses échanges vont, par simple proximité géographique, dépendre exclusivement de ce membre, tant bien même il y en aurait de nouveaux dans les années à venir. Ensuite, le deuxième problème est culturel : on a du mal à imaginer un pays comme la Russie, qui défend l’orthodoxie, coopérer avec le Kazakhstan, pays musulman qui, mise à part la langue officielle (le russe), partage assez peu avec la Russie, si ce n’est une partie de son histoire. Enfin, le troisième point, si la Russie souhaite l’UEA, en est-il de même pour les autres membres ? L’Ukraine, grand absente lors de la signature de l’accord du 29 mai 2014, a vu sa population clairement s’opposer à l’idée de rejoindre l’Union eurasiatique. Sachant que le Kazakhstan et la Biélorussie sont aussi des régimes autocratiques, on peut s’interroger sur la volonté des élites kazakhstanaises et biélorusses à laisser les dirigeants russes progressivement s’ingérer dans la vie politique et économique de leurs pays. Ou alors, l’idée serait-elle d’en tirer des subventions économiques ? Si tel est le cas, la Russie devrait commencer à financer des Etats non-viables et limiter sa propre puissance économique, un paradoxe que les citoyens russes n’apprécieront pas nécessairement. Comme dit précédemment : n’est pas Union valable et pérenne celle qui le souhaite. 
Carte de l’Union eurasiatique à ce jour. En bleu clair l’Ukraine, la Moldavie et l’Arménie, potentiels participants.
Carte de l’Union eurasiatique à ce jour. En bleu clair l’Ukraine, la Moldavie et l’Arménie, potentiels participants.

Un concurrent économique pour l’Union européenne ?

Bien que lointaine pour les dirigeants des pays membres de l’UE, la question de savoir si cette nouvelle union pourrait concurrencer l’Union européenne se pose en Moldavie, Ukraine, dans le Caucase et même dans les Balkans. Pour résumer de façon claire la situation, l’UEA est clairement un géant en ce qui concerne la dimension et les exportations gazières. A titre de comparaison, cette nouvelle union recouvre à la fois l’espace européen en touchant presque toute la partie Est de l’UE, de la Finlande à la Pologne et s’étend jusqu’à l’océan Pacifique où elle peut ensuite échanger avec le Japon, les USA et le Canada en passant par la Mongolie et la Chine. Enfin, sur le plan du gaz, la simple présence de la Russie et du Kazakhstan en dit long : elle disposera à la fois d’une importante partie des ressources mondiales, mais surtout de la proximité avec les pays émergents, principalement la Chine dont la demande s’accroît constamment.

Cependant, l’UEA se compose de pays où les standards de qualité sont bien en-dessous de ceux de l’Union européenne. Ainsi, les industries, que cela soit dans l’automobile ou même les boîtes de sardines, sont bien moins compétitives. Le seul domaine à part semble être celui du complexe militaro-industriel et encore, la Chine semble s’attaquer à ce marché et s’imposer face à la Russie en proposant un matériel de meilleure qualité à un tarif plus abordable. Peuvent en témoigner les projets pour les avions de combat de cinquième génération. Sur le plan industriel, on imagine mal l’UEA concurrencer ses voisins européens, voire asiatiques. 

Concernant le secteur des services ou bien encore le domaine spatial ou aéronautique, il semble également évident que l’UEA ne pourra rivaliser, du moins sur le court terme et si elle n’intensifie pas ses efforts pour former sa population ou attirer des cerveaux étrangers, avec l’UE et les USA. On comprend mieux pourquoi l’argument et les pressions envers l’Ukraine, la Moldavie et l’UE se font avec le gaz. Celui-ci semble être le seul domaine compétitif.

Et pour la République Populaire de Chine ?

Au final, on pourrait s’interroger sur la potentielle création de l’UEA comme moyen non pas de rivaliser avec l’UE, mais avec le voisin chinois, qui, après tout, semble bien être à même de concurrencer lui aussi les anciennes puissances et avait des relations houleuses avec l’URSS. 

Sur ce point, on imagine encore moins une compétition possible entre ces deux puissances. Le rapport démographique est inégal, l’UEA comporte 169 millions d’habitants, ce qui est déjà faible par rapport à l’UE et ses505 millions d’habitants mais pour le coup apparait comme chétif par rapport à la Chine et ses 1, 4 milliards de citoyens. Idem pour la puissance industrielle où la Chine concentre actuellement les plus grands centres de production au monde et dont la population de jeunes diplômés n’a de cesse de s’accroître. Sur ce point, il semble intéressant de mettre en avant le fait que l’Ukraine avait sérieusement envisagé d’orienter toute son attention et ses exportations vers la Chine pour ne plus avoir à être aussi dépendant de l’UE comme de la Russie. La Chine, bien qu’oubliée dans les médias occidentaux, semble également être une des raisons de la création de l’UEA et les spécialistes russes n’ont certainement pas pu faire abstraction de sa capacité d’attraction. Il est alors possible que la nouvelle union soit également un moyen de rassembler les Etats d’Asie centrale dans une coopération avec la Russie avant que la Chine ne soit apte à proposer un projet avant elle. 

Une puissance diplomatique en devenir ?

Finalement, la question principale que les occidentaux se posent est la suivante : « La Russie a-t-elle les moyens avec l’Union eurasiatique de relancer le schéma de monde bipolaire ? ». La réponse semble être mitigée. Economiquement, comme vu précédemment, les chances de voir un compétiteur pour l’UE, les USA, la Chine ou même le Brésil semblent minces. Diplomatiquement, la Russie pourrait incarner une alternative au discours américain avec l'Union eurasiatique. La Chine est actuellement absente à l’international et semble jouer un rôle qui s’apparente plus à celui d’une puissance régionale. Quant à l’UE, l’attente d’un gouvernement supranational et d’une armée unique se fait attendre et ne permet pas d’en faire une puissance diplomatique majeure pour l’instant, au plus une puissance économique aux accents politiques (sur le respect des normes écologiques à l’échelle mondiale par exemple). On peut alors facilement imaginer une Russie comme alternative, après tout, n’est-ce pas l’objectif de cette nouvelle union ? 

Quoi qu’il en soit, l’Union européenne a renvoyé à la Russie l’image du manque à gagner à ne pas coopérer avec ses voisins. Il est fort probable que la Russie, à son tour, renvoie aux Etats européens cette idée qu’il est temps pour eux de renforcer leur puissance politique commune. En bref, les deux unions, compétitrices, vont naturellement s’inspirer l’une de l’autre, elles ont tout intérêt à le faire.

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Michael LAMBERT
Jeune chercheur européen passant la majorité de son temps libre entre les bibliothèques et les... En savoir plus sur cet auteur