La Sape : l’élégance tranquille au cœur du chaos congolais

Juliette Lyons, traduit par Céline Herbin
12 Mai 2014



Dans l’imaginaire populaire, la République du Congo et la République démocratique du Congo sont rarement associées à l’élégance et à l’extravagance chic, mais plutôt à une histoire marquée par la pauvreté, la maladie, la malnutrition et les graves conflits des années 90, qui emportèrent des milliers de civils. Pourtant, au milieu de ce chaos congolais, les sapeurs, ces dandys autoproclamés d’Afrique subsaharienne, mènent une vie à contre-courant du climat ambiant.


Crédit MaxPPP
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Le nom sapeur vient du terme familier se saper, c’est-à-dire s’habiller avec goût, mais c’est également l’acronyme d’un groupe social, la « Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes ». La sape remonte au début du colonialisme. La France avait entrepris de « civiliser » les Africains en leur fournissant des vêtements d’occasion comme monnaie d’échange pour gagner la dévotion de leurs supérieurs. Bien que la guerre et les combats aient dévasté le Congo au fil des ans, la sape connait un renouveau à Brazzaville, la capitale de la République du Congo. Malgré des campagnes organisées contre cette sous-culture dans les espaces publics, elle est maintenant source de respect et symbole de stabilité et de paix au cœur de l’agitation qui secoue le pays. D’après Alain Akouala Atipault, l’influent ministre chargé des zones économiques spéciales, la sape démontre que la nation retrouve une vie normale après des années de guerre civile, preuve de l’amélioration de la situation. La violence et les conflits sont tout simplement en contradiction totale avec les valeurs morales des sapeurs. Leur exubérance flamboyante sert de fil d’Ariane à une jeunesse congolaise défavorisée, en la guidant du Tiers Monde au cosmopolitisme moderne.

Malgré leurs tenues dispendieuses, ces hommes ne sont pas riches. Les sapeurs sont des travailleurs ordinaires et démocrates de Brazzaville, des chauffeurs de taxi, des agriculteurs, des charpentiers, qui cultivent sur leur propre personne leur idéal de beauté à travers une allure ostentatoire, dans une démarche politico-culturelle complexe. Bien qu’il y ait toujours eu des dandys au Congo après l’esclavage et la domination française et belge, le mouvement social tel que nous le connaissons aujourd’hui a été remis au goût du jour dans les années 70 par le musicien Papa Wemba, à Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo. Il a promu la culture de la sape, en mettant l’accent sur l’élégance de tous les Congolais, quelle que soit leur classe sociale.

La garde-robe de la sape s’accompagne d’une philosophie centrée sur le respect, la paix, l’honnêteté et l’honneur. Cela signifie que le sapeur doit être non violent et bien éduqué, son attitude et son comportement doivent être source d’inspiration. Wemba a mis ces principes au service d’un idéal politique. Il a ainsi donné naissance à une vague de résistance populaire contre le « régime de l’authenticité » du président Mobutu Sese Seko, qui, peu après l’indépendance, ordonnait la condamnation des liens symboliques avec le colonisateur et le retour aux traditions. Wemba s’est servi de l’habillement extravagant de la culture de la sape pour braver le code vestimentaire strict imposé par le gouvernement qui interdisait la mode européenne et occidentale.

Bien que ce phénomène, au premier abord, soit source d’inspiration et d’intérêt, il a également une facette plus sombre. Tandis que la majorité des citoyens dédient leurs maigres économies à l’alimentation, la priorité du sapeur est de gagner assez d’argent pour acheter un chapeau d’un créateur français ou italien assorti à ses chaussures. Considérant l’extrême pauvreté des bidonvilles où vivent les sapeurs, il est préoccupant de voir que la mode l’emporte sur les besoins de l’être humain généralement considérés comme basiques. De plus, les sapeurs se félicitent de leur capacité à se laver et à suivre des règles de propreté et d’hygiène dans un pays où l’eau manque. Ce qui était un mouvement politique a pris chez ces hommes la forme d’une obsession, et ils en arrivent à faire l’impossible pour rester élégants. Dans leur nation d’Afrique Centrale en grande difficulté, les sapeurs sacrifient leurs chances d’avoir une plus grande maison, une voiture ou même une éducation pour leurs enfants. Beaucoup ont recours à des moyens illégaux pour acquérir leur garde-robe, certains ont même été emprisonnés.

Crédit DR
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Dans un pays dévasté par les guerres civiles, les bombes, la pauvreté et la privation, sur fond de bidonvilles, cette fascinante sous-culture congolaise nous met face à un dilemme. Tandis qu’à première vue, la sape est un culte du vêtement, c’est avant tout un mouvement révolutionnaire qui, par le passé, a défié des dirigeants politiques en utilisant l’apparence et la propriété comme une forme de rébellion contre la brutalité de la vie au Congo et en créant un environnement paisible autour des sapeurs. Pourtant, lorsque nous voyons ce à quoi en sont réduits les aficionados pour mettre la main sur un costume occidental, une cravate européenne ou un cigare cubain, la fascination pour l’illogisme de cette sous-culture n’émerveille plus. Elle inquiète.

La contradiction entre la sophistication et le style qui constituent l’identité du sapeur et les conditions de vie médiocres du pays est un choc entre deux mondes. Malgré les énormes sacrifices consentis pour parachever leur apparence, s’habiller avec des vêtements aussi raffinés et élégants devient, paradoxalement, un moyen pour ces hommes de fuir et d’oublier la pauvreté. Au sein de leur communauté locale, ils sont source d’inspiration et d’optimisme au détour de conversations, de danses et de compétitions amicales, ce qui, selon l’indice du Bonheur National Brut, représente un bien meilleur mode de vie. En outre, les sapeurs sont conscients que leurs priorités peuvent surprendre, ce à quoi ils répondent : « un sapeur congolais est un homme heureux, même s’il ne peut pas se nourrir, car de beaux vêtements sont synonymes de nourriture pour l’esprit et de plaisir pour le corps ». Toutefois, en observant l’irrésistible harmonie qui entoure ce culte de l’élégance englué dans un décor de misère, une question se pose : sans la sérénité apportée par leurs vêtements, les sapeurs seraient-ils violents ?

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