La politique extérieure : otage de l'intérieur ?

Florian Gueritte, membre de UN'ESSEC
14 Novembre 2013



Jusqu’à aujourd’hui, le thème des liens entre politiques intérieure et extérieure n’a pas abouti à de nettes conclusions. Discours, décisions militaires, conflits, c’est sans peine que l’on constate qu’un pan important des raisons qui expliquent une situation ou une décision stratégique, est souvent occulté dans les analyses présentées aujourd'hui.


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Lorsque l’on parle de politique, il est bon de se référer à l’anglais qui distingue bien, d’un côté, les orientations, le programme politique, grâce au terme « policy », et de l’autre, « politics », qui se réfère plus aux stratégies, alliances et rapports de force utilisés pour mettre en œuvre ces grandes orientations.

Il ne s’agit pas ici d’insister sur l’importance des intérêts nationaux à l’étranger, mais bien d’analyser le poids de la politique intérieure dans les grandes décisions et dans la fixation des axes diplomatiques : montrer à quel point la position d’un pays sur la scène internationale est plus déterminée par la capacité de ce dernier à assurer sa sécurité intérieure, apporter un certain confort à ses citoyens et à développer son économie (croissance, baisse du chômage,…) plutôt que par l’application d’une rationalité cohérente, un intérêt géopolitique pur ou la volonté de peser sur la géopolitique mondiale.

Très souvent, les grands axes géopolitiques sont en effet orientés par des impératifs domestiques. Si la décision est neutre sur le plan intérieur, alors celui qui choisit décidera librement de son choix, mais il n’en retirera aucun bénéfice. Pour preuve, l’absence totale de bénéfice politique recueillis par Dominique De Villepin après l’un des plus beaux discours de politique étrangère de la décennie à la tribune de l’ONU ou la défaite de Nicolas Sarkozy après la victoire militaire française en Libye.

Les citoyens s’intéressent beaucoup plus à leur situation quotidienne qu’aux grandes décisions qui concernent des populations à plusieurs milliers de kilomètres de chez eux. David Hume écrivait d’ailleurs, en son temps : « il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à l’égratignure de mon doigt ».

Certes, les stratégies de politique extérieure sont préparées dans les ministères des Affaires Étrangères mais, en dernier ressort, ce sont les chefs d’États et de gouvernements qui choisissent ou définissent les grands axes de politique extérieure. Or, qu’ils soient élus ou non, aucun de ces hommes politiques ne privilégie d’égratiner les doigts de ses compatriotes. C’est pourquoi aucune décision géopolitique n’est contraire à la politique intérieure.

Là encore, les exemples ne manquent pas. Il suffit de prendre quelques-unes des grandes décisions géopolitiques qui ont marqué les dernières années, à commencer par la décision de Barack Obama de faire des drones sa pièce maîtresse dans la lutte contre le terrorisme. 49 frappes de drones sous l’administration Bush contre 395 sous la présidence d’Obama. L’utilisation des drones permet, d’une part, de garder les « boys » au pays et présente également l’avantage de ne pas tuer d’Américains.

L’autre argument souvent avancé est que les attaques de drones ne tuent pas de civils, pourtant, de nombreux reportages montrent que cet argument n’est pas recevable. Sans parler des frappes fondées sur des « comportements suspects » en temps réel, vus du ciel et sans renseignement solide sur le terrain, les fameuses « frappes signature », révélées par le journaliste du New York Times Mark Mazzetti. Le 23 avril 2013, Obama a même fini par admettre la mort de civils dans des frappes « ciblées » de drones, mais il assume et persiste dans cette voie. Une preuve de plus que le véritable atout de cette arme est d’être la meilleure arme d’un point de vue de la politique intérieure américaine.

Protéger son territoire

D’une toute autre manière, mais suivant la même logique, si la Chine s’oppose à nombre d’interventions de la communauté internationale, c’est surtout parce qu’elle veut se protéger d’une intervention sur son sol. Si la Chine déploie son « collier de perle » - tout un dispositif de bases portuaires militaires et d’infrastructures portuaires civiles obtenues en rachetant les sociétés gestionnaires des ports - dans les océans Pacifique et Indien et en Méditerranée, c’est avant tout pour assurer sa prospérité économique, en sécurisant les voies du commerce maritime.

Il en est de même pour la création de l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai) initiée principalement par la Russie et la Chine, pour contrôler les flux migratoires et leurs minorités musulmanes davantage que pour dominer l’Asie centrale et son pétrole. C’est encore pour des raisons intérieures que ces deux pays s’opposent à tous les mouvements indépendantistes, pour éviter que cela ne donne des idées à leurs propres minorités (les Tibétains au Tibet, les Ouïgours au Sichuan et, dans une moindre mesure, les habitants de la Mongolie intérieure pour la Chine, les Musulmans du Caucase pour la Russie). Cette opposition peut même aller jusqu’à la guerre comme en Ossétie en août 2008.

De manière encore plus évidente, c’est pour nourrir leurs populations que la Corée du Sud (par l’intermédiaire de Daewoo) a tenté de racheter un tiers de la surface cultivable de Madagascar en 2009 ou que la Chine et l’Inde « s’emparent » de la surface agricole utile de l’Afrique. On peut rapprocher cet exemple de la position de tous les pays sur le commerce agricole, dans lesquels les diplomates sont au service de leurs agriculteurs. Et la théorie s’applique également au Moyen Orient : le revirement opéré par la diplomatie iranienne sur le dossier du nucléaire iranien n’est autre que la conséquence de l’agonie de l’économie iranienne du fait des sanctions internationales, comme l’a précisé le président Hassan Rohani appuyé par « le vrai patron du pays, le guide Ali Khamenei » (Le Monde diplomatique, 07/11/2013) : « l’avenir du régime est menacé par la situation intérieure ».

Israël est un cas encore plus marqué de mise de la politique extérieure au service de la politique intérieure à un point tel que les dux se mélangent parfois. Pour un grand nombre d’Israéliens, tous les organes de la politique extérieure (services secrets, ambassades, corps diplomatique,…) sont là pour assurer la survie de l’État hébreu.

Cela ne veut pas dire que la politique extérieure serait objectivement moins « importante » que sa consœur intérieure, mais bien que la position d’un pays sur la scène internationale est, le plus souvent, commandée par des choix de politique intérieure (sécurité dans le cas de la lutte anti-terroriste, ou politique, social et économique dans beaucoup d’autres cas). Pour tout le reste - c’est-à-dire pas grand-chose en terme d’orientations stratégiques des affaires étrangères – on trouve, selon les pays, l’idéologie, les alliances, les doctrines, les intérêts nationaux à l’étranger et l’héritage historique.

À bien y réfléchir, ce fonctionnement fait des citoyens que nous sommes les principaux artisans de la politique étrangère de notre pays. Cette mise en lumière de l’importance de l’opinion publique dans la prise des grandes décisions géopolitiques et stratégiques, ouvre de nombreuses perspectives et se doit d’être prise en compte.


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