« Sevilla-Betis » : les deux frères rivaux du Guadalquivir

Hugo Lauzy
13 Janvier 2016



L’histoire de Séville ne peut pas s’écrire sans ses deux clubs de football emblématiques, séparés de moins d’un kilomètre, aux identités fortes et antagonistes tant au niveau sportif que politique. Cette rivalité historique et vivante depuis plus d’un siècle rend compte d’une ville et d’une population divisée entre « sevillistas » du FC Séville et « béticos » du Bétis Séville, où la neutralité n’existe pas. Immersion au cœur de la capitale andalouse avant le 12 janvier, date du prochain derby sévillan.


Ambiance et tension avant le début du match, le 19 décembre 2015, devant l’aficíon bética – Crédit : Miguel Angel Morenatti (Diaro AS)
Ambiance et tension avant le début du match, le 19 décembre 2015, devant l’aficíon bética – Crédit : Miguel Angel Morenatti (Diaro AS)
L’atmosphère et la sensation de magie autour d’un derby ne s’explique décidément pas, surtout lorsqu’il s’agit de confrontations entre « Sevilla-Betis » les deux formations rivales de la ville en pleine période de fêtes, où les deux clubs phares andalous s’affronteront à trois reprises en moins d’un mois. Après les festivités habituelles de la Semana Santa et de la Feria de Abril, il s’agit du troisième événement à ne pas manquer dans la cité andalouse. De l’avis de nombreux supporters espagnols, l’affrontement des deux clubs de la ville respire l’esprit football contrairement à un « clásico » Real Madrid - FC Barcelone, qui pour beaucoup a pris des airs de mano a mano médiatique et commercial plutôt que purement sportif. Pour ces rencontres particulières à l’ambiance électrique, la ville dissociée en deux pendant plus de 90 minutes s’arrête littéralement au rythme du match. Le cadre d’un derby « hispalense » n’a rien à envier à la passion que provoquent certains derbys en Italie entre l’Inter Milan et le Milan AC, même s’il reste moins connu mondialement que les rencontres argentines comme le « Superclásico » entre River Plate et Boca Juniors dans des stades surchauffés à bloc.

D'autres derbys en Espagne suscitent la foudre dans les tribunes d’une même ville dans laquelle la dualité entre le « riche » et le « pauvre » se fait ressentir, comme le duel barcelonais FC Barcelone contre l'Espanyol Barcelone ou encore la rivalité madrilène entre le Real et l’Atlético. Mais à Séville, tout le monde avertit d'entrée : «Ici, c'est différent, vous verrez », précise Ricardo « socio », ou abonné du FC Séville, depuis sa naissance. L’aspect traditionnel présent depuis plus d’un siècle, ici encore plus qu’ailleurs, veut que les enfants naissent avec un mélange de couleurs dans les veines représentatif d’un des deux camps : d’un côté les « rojiblancos » (rouges et blancs) du FC Séville et de l’autre les « verdiblancos » (verts et blancs) du Betis Seville. Pour la plupart, cet héritage est issu du cadre familial et du rapport que pouvait incarner un club de football en termes de valeurs et d’identité à l’époque de la dictature franquiste pour chaque individu. L’origine de la rivalité vient alors le plus souvent de paramètres sociaux qui ont jalonné et fait l’histoire de ce derby sans égal à l’échelle espagnole, et qui ne laisse personne indifférent.

Une rivalité qui traverse l’histoire

Arrivée des bus de joueurs dans un climat de hors-norme avant l’entrée dans l’enceinte du Benito Villamarín - Crédit : Paco Puentes (EFE)
Arrivée des bus de joueurs dans un climat de hors-norme avant l’entrée dans l’enceinte du Benito Villamarín - Crédit : Paco Puentes (EFE)
Les deux clubs sévillans sont officiellement fondés au début du XXe siècle par l’immigration anglaise et à partir de groupes étudiants, qui créèrent ces deux entités sous le nom de sociétés tels des entreprises, dans un premier temps. Le FC Séville naît en 1905 sur l’initiative d’étudiants et d’aristocrates sous les statuts identitaires suivants : « Tous les hommes de n'importe quel niveau social, idées religieuses ou politiques pourront venir ici ». Historiquement, il est le deuxième club le plus ancien d’Espagne derrière le Recreativo Huelva avec qui des liens se sont tissés au fil du temps. 

Deux ans après le club « sevillista », l’autre grande formation de la ville est crée par des étudiants de l’Ecole Polytechnique avec le Sevilla Balompié. Après une dissidence entre les membres du FC Séville, le nom Bétis vint s’ajouter à l’appellation originelle qui deviendra définitivement Real Betis Balompié en 1915 sur décision d’Alfonso III, l’arrière grand-père de l’actuel roi d’Espagne Felipe VI. A ses débuts, le club « verdiblanco » jouait en bleu et blanc mais après un jumelage de circonstance avec le Celtic Glasgow en Ecosse à la forte culture catholique, ceci donna les couleurs actuelles du club avec ses bandes verticales. De plus, le club arbore fièrement les vrais couleurs du drapeau andalou symbolisé par le vert et blanc, ce qui anime encore plus le débat sur le sentiment de représentativité et d’appartenance à l’Andalousie.

Le premier derby sévillan organisé en 1915 se termina sur le score de 4-3 en faveur du FC Séville, qui remporta plusieurs fois de suite le championnat d’Andalousie dans les années 1920. Cette même décennie se caractérise par l’apparition du nom d’école « sévillane » donné au style de jeu pratiqué par le FC Séville. Toutefois, le Bétis Séville reste la première équipe andalouse à accéder à la première division en 1932 et à remporter sa seule et unique Liga en 1935. Durant les années de conflit de la Guerre d’Espagne entre républicains et franquistes de 1936 à 1939, les deux équipes furent largement handicapées en raison des réquisitions de joueurs convoqués au front ainsi que de l’occupation des stades pour « nécessités de guerre ». 

Au cours des années 1940, le FC Séville entame une longue période de domination en glanant plusieurs titres nationaux, dont une Liga en 1945 et trois Coupes d’Espagne (1935, 1939, 1948). À l’inverse, le Bétis Séville, habitué à être une équipe oscillant entre la première et la deuxième division, commence une descente aux enfers jusqu’en troisième division à partir de 1947 et pour sept ans. Cet épisode forge toutefois la légende du « béticisme  » à travers l’ensemble du pays, période durant laquelle « les marches vertes » de plusieurs milliers de supporters partaient encourager leur club sous le slogan « Viva el Betis manquepierda ». Quinze ans après sa dernière année en Liga, le club « verdiblanco » y retrouve les sommets en 1958, ponctués par une victoire dans le nouveau stade Ramón Sánchez Pizjuan du FC Séville (2-4), faisant définitivement entrer ces rencontres dans une nouvelle dimension. 

Comme un signe de l’histoire, à la chute de la dictature de Franco en 1977, les années glorieuses du Bétis Séville reviennent avec un titre de Coupe du Roi et plusieurs qualifications européennes en 1982 et 1984. La décennie 1990 est marquée par le FC Séville qui crée la sensation avec la venue de l’Argentin Diego Maradona lors de la saison 1992/1993. Il s’agit des débuts de l’ère de starification des joueurs professionnels, où les premiers « cracks » défilent du côté de Nervión avec des joueurs reconnus comme Davor Suker ou Diego Simeone entre autres, même si après quelques coups d’éclats du génie argentin l’aventure se termina rapidement. 

Les deux équipes andalouses s’enfoncent dans des cycles de crises sportives et financières répétitifs à la fin des années 1990 et début des années 2000. Le Bétis Séville remonte cependant à la surface et connaît une année de succès en 2004/2005, en gagnant sa troisième et dernière Coupe du Roi ajoutée à la qualification en Ligue des Champions, avant de laisser la place au FC Séville pour plus de dix ans sur le devant de la scène. Le club « nervionense » remporte en effet quatre Europa League (2006, 2007, 2014, 2015), l’antichambre de la Ligue des Champions, en moins d’une décennie, ce qui constitue un record absolu. Les « rojiblancos » trustent les podiums et ajoutent à l’armoire aux trophées une Supercoupe d’Europe en 2006, une Supercoupe d’Espagne en 2007 et deux Coupes du Roi en 2007 et 2010. Il devient un des clubs les plus titrés du XXIe siècle.

Un antagonisme de classe sociale comme générateur

Les deux formations sévillanes restent toujours au sommet du football en Andalousie, alors qu’aucun autre club régional (Málaga, Cadiz, Cordoue, Grenade) n’est arrivé à les concurrencer sur le long terme. Outre la dualité identitaire forte des deux clubs, un antagonisme de classe sociale est né tout au long du XXe siècle. Ces dernières décennies, celui-ci tend progressivement à se dissiper au profit d’un football devenu synonyme de business et reflet de l’économie moderne libérale et capitaliste.

Le Bétis Séville du quartier sud de La Palmera était généralement rattaché à la classe ouvrière sévillane et à la gauche politique de l’époque. De l’autre côté, le FC Séville était plutôt associé à l’élite urbaine du quartier des affaires de Nervión et conservatrice où le terme de « caste » était ancré dans son identité. Globalement, le Bétis reste toujours plus marqué comme un club de « pueblos » ou de villages par rapport au FC Séville appartenant plus à une forme d’élite sociale et aux classes moyennes supérieures caractéristiques du milieu urbain. Cela se confirme au cours de la période de domination du FC Séville et des difficultés du Bétis Séville à exister dans les divisions inférieures sur le plan national au cours des années sombres du franquisme, malgré la plus grande ferveur populaire qu’il suscite. 

La popularité et la passion autour des « verdiblancos » a largement dépassé les limites de l’entendement pour un club de ce standard ayant gagné une seule Liga en 1935 et devenant un des clubs les plus populaires d’Espagne. La « peña bética » est en effet la troisième du pays avec ses 40 000 « socios » derrière les deux intouchables du football espagnol avec le Real Madrid et FC Barcelone. Les soutiens extérieurs se font nombreux dans la sphère médiatique et politique du pays, avec des personnalités politiques et d’autres issues du monde taurin comme Curro Romero, Espartaco, Morante de la Puebla ou encore la famille Cayetano. Signe de sa renommée internationale, il existe également plus de 400 associations de supporters dans le monde en Amérique du Sud et dans d’autres pays du reste de l’Europe. Le Bétis est alors considéré comme une marque « sans frontière » dont peu de clubs dans le monde peuvent se targuer de ce titre symbolique, à l’image de Liverpool et Manchester United en Angleterre, de Benfica au Portugal, où la passion l’emporte inévitablement sur n’importe quel autre sentiment.

L’esprit d’identité reste tellement ancré dans la peau de chaque Sévillan, qu’aucune entreprise régionale n'a sponsorisé l'un des clubs, au point de ne pas risquer de perdre la moitié de sa clientèle dans la capitale andalouse. Seule l’entreprise Cruzcampo, une des principales marques de bières en Espagne et localisée à Séville, s’est engagée à sponsoriser officiellement les deux clubs, afin de ne pas créer d’ambiguïté et de crime de lèse-majesté chez leurs nombreux consommateurs.

Pour les deux supporters et amis au quotidien, Ricardo « sevillista » certifié et David « bético » affirmé , le derby représente « une rivalité globalement saine à l’exception de quelques débordements lors des derniers derbys et d’une sécurité renforcée, qui n’a plus forcément de rapport avec la politique, mais qui chaque fois après le coup de sifflet final permet à la vie de reprendre son cours normal, même si certains supporters des deux équipes vont rediscuter du match dès le lendemain en attendant la date du prochain. De ce côté-là, il n’y a pas de problèmes en dehors du cadre sportif comme dans d’autres derbys en Argentine, en Turquie ou en Angleterre » où la tension est à son zénith avant, pendant et après le match. 

Le retour d’anciennes gloires des deux clubs ces dernières années, avec José Antonio Reyes (32 ans) parti du club « rojiblanco » très jeune pour l’étranger et Arsenal en 2004, ajoutée à celui de Joaquín (34 ans) revenu cet été dans les dernières heures du mercato après son départ en 2006, a inévitablement participé à redonner des couleurs au derby sévillan qui n’avait plus eu lieu depuis déjà deux ans. Le 18 décembre dernier, à la veille du premier derby, le premier et unique quotidien sportif d'Andalousie, Estadio Deportivo, réunissait sur sa une les deux capitaines, Joaquín pour le Bétis et Reyes pour Séville, ainsi que les deux entraîneurs, Pepe Mel et Unaï Emery avec un titre révélateur « Rivalité maximum et pacifique ». 

Deux clubs, deux visions

Les succès et titres consécutifs des « sevillistas » des dernières années ont creusé le fossé entre les deux clubs au niveau sportif et financier, puisque le FC Séville a enregistré la saison dernière son record de points en Liga, malgré un effectif remanié comme chaque début de saison en raison de la découverte de nombreux talents ces dernières années (Ramos, Reyes, Baptista, Alves, Navas, Negredo, Bacca, Konoplyanka…). Le club « palangana », équipe émergente sur la scène nationale et européenne, dispose néanmoins de moyens importants par sa politique de revente de joueurs achetés à bas coût au préalable, avec le quatrième budget du championnat de plus de 105 millions d’euros derrière les trois géants que sont le Real Madrid, le FC Barcelone et l’Atlético Madrid, lui aussi nouveau venue dans la cour des deux grands aux plus de 500 millions d’euros de budget. 

De l’autre côté, le Bétis Séville arrivé du purgatoire de la Segunda cette année dans son antre du Benito Villamarín et de ses 56 500 places, tente de remonter progressivement à la surface avec un budget de 50 millions d’euros. Les dirigeants misent plus sur une politique de transferts intelligente basée sur le recrutement de joueurs expérimentés (Joaquín, Van der Vaart) associés à de jeunes espoirs issus du centre de formation « cantera », dont les « béticos » veulent faire une arme pour concurrencer les meilleures écuries de Liga dans les prochaines années.

Les tensions visibles sur le terrain le sont également dans les tribunes avec les groupes de supporters, dits « ultras ». Les tendances idéologiques ouvertement opposées entre les deux associations ont provoqué de nombreux débordements lors des derniers derbys où les effectifs de sécurité ont largement été renforcés en conséquence. Les Biris Norte des « rojiblancos » crées en 1975 se décrivent comme un groupe d’extrême gauche et font face aux Supporters Sur du Bétis, où certains pseudo-supporters se proclament d’extrême droite, car selon l’article huit de son règlement « tous les étrangers qui le souhaitent peuvent jouer dans cette société ».  Cela est pourtant aux antipodes des origines ouvrières et de l’ouverture d’esprit du club.  Les réels aficionados ne souhaitent pas oublier la raison d'être de ce club face à ces dérives et espèrent un retour rapide à la stabilité. Après l’épisode malheureux du jet d’une bouteille en 2007 sur l’entraîneur du FC Séville, Juande Ramos, l’effet de la mort d’Antonio Puerta, défenseur du FC Séville âgé de 22 ans, décédé d’une crise cardiaque quelques jours après s’être effondré sur le terrain lors de la rencontre face à Getafe le 25 août 2007, a considérablement participé à l’amorce d’une politique de détente et de pacification des relations entre les deux équipes et les clubs de supporters.

D’un point de vue sportif, quand l’objectif est « d’atteindre chaque année les quatre premières places qualificatives à la Ligue des Champions pour le FC Séville » comme l’indique Ricardo, les ambitions pour le Bétis sont plus nuancées pour David avec « la volonté avant tout de stabiliser le club en première division sportivement mais aussi économiquement, et ensuite d’envisager dans les deux années qui viennent une place européenne ». Ce qui est sûr pour les deux supporters étudiants, amis de longue date, « c’est qu’il n’y a qu’une chose qui ne se change pas dans la vie, c’est la passion pour son équipe et ce jusqu’à la mort » comme l’indique Ricardo, avant que David n’ajoute « Ici, un derby ne se joue pas mais il se gagne même s’il faut y laisser la voix et des parties de ton corps sur le terrain. Les joueurs sont habitués à vivre des matches sous haute tension, mais celui-ci, il est déterminant pour toute la ville et tout le reste de la saison ». Prochain acte mardi prochain lors du 91e derby de l’histoire, pour le match retour des quarts de finale de Coupe du Roi, où l’esprit de rivalité qui dure depuis plus d’un siècle à travers crises, dictature et tragédies sportives, font de ce « vrai » derby une rencontre inégalable en Espagne.

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